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Interview Patrice & Victoriya Lajoye

La SF russe ! Voilà bien un thème de voyage dépaysant en littérature de l’imaginaire. A peine l’avons-nous évoqués que les éternels clichés autour de la Russie des Tzars et l’ancienne U.R.S.S. bondissent de notre mémoire. Et pourtant, la SF russe est loin de se limiter à un exotisme rêvé pour lecteurs occidentaux, bien au contraire ! Le fandom SFFF bien franchouillard accueille en son sein deux éminents spécialistes de ce domaine : Patrice et Victoriya Lajoye. Blogeurs, éditeurs, traducteurs et chroniqueurs, ces deux passionnés n’en finissent pas de faire connaître aux lecteurs français les charmes de cette SF venue de l’est. Une rencontre avec eux s’imposait donc, à travers cet interview croisé :

 

- Bonjour Patrice et Victoriya Lajoye ! Tout d’abord, pour les lecteurs qui ne vous connaîtraient pas encore, pouvez-vous rapidement vous présenter ?

Patrice: J’ai fait des études de géologie, tout en traînant pendant des années dans le milieu de l’archéologie, d’abord comme bénévole, puis pendant mon service national (objecteur de conscience) et comme contractuel. Depuis, je suis entré au CNRS comme secrétaire de rédaction d’une revue d’histoire. Parallèlement à tout cela, je me suis spécialisé dans la recherche sur la mythologie, jusqu’à soutenir une thèse sur le dieu slave de l’orage.

Viktoriya  : Je suis diplômée de philologie romane et germanique à l’Université de Voronej, j’ai enseigné le français aux Russes, et le russe aux étrangers (pas seulement français), j’ai longtemps travaillé pour une maison d’édition russe de manuels scolaires. Et actuellement je suis traductrice.

 

- Comment en êtes-vous venus à la SF russe ? Mais surtout, qui est venue la première dans votre approche : la SF ou la Russie ?

Viktoriya  : Évidemment la Russie  ! Et en fait le premier roman de SF que j’aie lu est Destin Boiteux, des Strougatski.

Patrice: Pour moi, la SF, tout aussi évidemment. Depuis ma découverte des romans de Philippe Ebly. En passant après à Asimov, à Tolkien, puis Silverberg, et ensuite tout le reste.

 

- Les internautes de Planete-SF vous connaissent également pour votre blog «  Russkaya Fantastika » . D’où vous est venue l’idée de ce blog ?

Patrice: En fait, j’ai commencé par faire un site bibliographique sur la SF soviétique, mais n’étant pas très bon en matière de maniement du html ou du php, c’était au final plutôt rébarbatif à faire. Lorsque la base bibliographique s’est avérée à peu près complète, je l’ai laissée tomber. Surtout qu’entre deux, nous nous sommes pris d’envie de faire découvrir ce qui se fait maintenant. Or pour cela, pour les amateurs que nous sommes, le format d’un blog est l’idéal: c’est ce qu’il y a de plus facile à manier, tout en permettant une hiérarchisation, un classement des informations. On peut tout autant se permettre d’y publier des textes, des articles comme des critiques de romans ou de recueil.

 

- Bloguer la SF russe a-t-il influencé votre approche du genre ?

Viktoriya : En fait, travailler à ce blog est pour nous le moyen de découvrir la SF russe actuelle, de nous tenir au courant. Etant donné que nous avons la volonté d’informer, il faut évidemment que nous nous tenions perpétuellement à niveau, et donc que nous nous informions-nous même. Ce blog nous oblige à ne pas rester immobiles.

Patrice : Pour ma part, cela m’a permis de découvrir beaucoup d’auteurs russes qui officient à la frontière du genre, qui emploient des thèmes science-fictionnels ou fantastiques dans des romans qui sont toujours publiés hors collection en France. Je pense à Sorokine (ci-contre), Lipskerov, Pelevine, Kourkov, et tout récemment Slavnikova. C’est forme de littérature que je ne connaissais pas jusqu’ici et qui m’enthousiasme.

 

- Officiez-vous également sur d’autres sites, d’autres thématiques sur le web ou vous consacrez-vous uniquement à la fantastika ?

Patrice: J’ai depuis peu mon petit blog personnel, sinon, je suis toujours un peu actif sur l’Arbre Celtique (www.arbre-celtique.com), un site encyclopédique sur les Celtes de l’Antiquité: sans doute ce qui se fait de plus sérieux pour le grand public dans ce domaine, en langue française.

 

- Vous effectuez également tous deux un travail de traducteurs. Les différences linguistiques entre le français et le russe n’auront pas manqué de frapper nos lecteurs, en plus des écarts entre les deux sociétés. Est-ce parfois difficile de faire ressortir un « trait d’esprit » russe d’un texte pour le lectorat français ?

Viktoriya  : Oui, il arrive régulièrement que l’on tombe sur des difficultés, plus de l’ordre de différences culturelles que simplement lexicographiques. C’est tout l’intérêt de travailler à deux, chacun appartenant à une des deux cultures.

 

A. & B. Strougatski. "Oeuvres complètes", t. 7, éditions Tekst, 1993.

- Quels sont les auteurs qui vous ont le plus marqué lors de vos traductions ou de vos lectures ?

Viktoriya : La lecture des romans de Loguinov a été un grand moment  ; et celle des Oldie et de Voïnovitch. Et tout récemment la lecture du Nuage, un scénario des frères Strougatski. Enfin, concernant ces mêmes auteurs, le travail sur Stalker fut un formidable mélange à la fois de travail intellectuel et de plaisir.

Patrice  : Oui, Stalker fut quelque chose de fort, même s’il ne s’agissait pas de traduction en tant que telle, mais de révision. Le genre de texte qui fait pousser un grand «  ouf  » quand on en a fini avec lui, tout en incitant à s’y replonger aussitôt. Autrement, travailler sur les textes des Oldie, comme en ce moment, est un régal. Ce sont des auteurs qui manient la langue russe comme des virtuoses, et qui par exemple, évitent (tout comme en français) d’abuser des répétitions. Cela donne des textes d’une grande richesse. D’autant plus que leur style peut être particulièrement poétique.

 

- Avez-vous repéré des noms prometteurs parmi la jeune garde actuelle d’auteurs russes ?

Viktoriya : Parmi les auteurs qui sont actifs uniquement depuis la Perestroïka, on compte pas mal de gens d’un très haut niveau. Les plus connus actuellement sont les Oldie, les Diatchenko, Bourkine, Loguinov, et d’autres encore. Parmi les plus récents, on devra sans doute compter sur Roubanov (même si les deux romans que nous avons critiqués ne nous ont pas pleinement satisfaits, il y a du potentiel). Et puis il y a Elizarov, bien sûr, déjà traduit chez Calmann-Lévy. C’est un auteur qui a vraiment du style, même ce qu’il écrit est plus fantastique que SF. Il y a de très bonnes choses aussi chez Maria Galina.

 

- Quels textes encore inédits souhaiteriez-vous traduire pour les faire découvrir aux lecteurs français ?

Viktoriya et Patrice : Le Dieu aux multiples du Dalaïne et La Russie derrière le nuage, de Sviatoslav Loguinov  ; Moscou 2042 de Vladimir Voïnovitch  ; ou Des Fleurs sur nos cendres de Iouli Bourkine. Et plein de choses des Oldie  !

 

- Vous n’êtes pas seulement traducteurs, mais également éditeurs. Deux anthologies sont d’ailleurs parues chez Rivière Blanche : Dimension URSS et Dimension Russie. Comment sont nés ces deux projets ?

Patrice: C’est Philippe Ward qui nous a contactés. En fait, tout en travaillant au site sur la SF soviétique, j’avais dans l’idée de rééditer, s’il le fallait sous forme de pdf, certaines des anciennes traductions publiées par les diverses éditions en langues étrangères soviétiques. Philippe a vu que j’étais actif aussi dans ce domaine sur le forum d’ActuSF, et donc il nous a demandé si nous pouvions faire un Dimension Russie, tout comme il venait de faire paraître, sous la houlette de Sylvie Miller, les Dimension Espagne et Dimension Latino. Or il faut bien l’avouer, à ce moment-là, nous n’étions pas prêt. J’ai donc proposé à Philippe de travailler d’abord à un Dimension URSS, sur la base des textes que je voulais rééditer, tout en préparant le terrain à Dimension Russie, c’est-à-dire en tâchant de contacter les auteurs actuels et de les convaincre de participer à l’aventure.

Mais en définitive, faire Dimension URSS n’a pas été pour autant une promenade de santé: il a fallu retrouver les auteurs ou les ayants-droits, ce qui n’était pas une mince affaire étant donné que peu sont restés actifs après la fin de l’Union Soviétique. Mais ça a été l’occasion de chouettes rencontres.

 

- Et si c’était à refaire… Signeriez-vous pour donner des suites à ces anthologies ?

Vitkoriya et Patrice: Oui, bien sûr!

 

- On s’imagine facilement en France toutes sortes de clichés autour des écrivains soviétiques du temps du Parti Communiste. En vérité, la SF soviétique était-elle institutionnalisée ou savait-elle garder une certaine distance vis-à-vis de la vie politique ?

Patrice: C’est très subtil en fait, et tout ceci a régulièrement fait l’objet de débats en URSS-même, y compris dans les grandes revues littéraires comme Literatournaya Gazeta. C’est le cas notamment lors de la controverse qui a opposé, à la fin des années 1960, les frères Strougatski, soutenus par Ivan Efremov, et une large partie des autres auteurs et des critiques. La querelle des «  physiciens  » et des «  lyriques  ». Les physiciens étaient très orthodoxes, et la pensée officielle du Parti leur convenait très bien, tandis que les lyriques voulaient s’affranchir de tout cela, et obtenir une plus grande liberté de thèmes et de styles. On sait comment cela s’est fini, par la quasi-éviction des Strougatski du milieu éditorial. Cependant, le genre n’a pour autant pas cessé d’évoluer durant les années 1970 et 1980. La traduction de Garcia Marquez, qui fut un auteur très populaire en URSS et qui a introduit l’idée du «  réalisme magique  », le renouveau des publications oeuvres de Boulgakov, longtemps interdites, tout cela a contribué à réintroduire le fantastique dans la littérature, et finalement a ouvrir un boulevard aux «  lyriques  ». En définitive, dans les années 1980, on ne peut plus vraiment dire que la SF soviétique soit institutionnalisée. En apparence, elle l’est: on la met à l’honneur dans les revues de propagande, en publiant des recueils et des romans dans de nombreuses langues étrangères (dont le français), tout en l’encadrant d’articles et d’interviews plus ou moins bidonnés. Mais les textes eux-mêmes sont déjà d’une plus grande liberté de ton, de style.

 

- Existait-il d’ailleurs des échanges et influences réciproques entre les SF soviétiques et occidentales durant la guerre froide ?

Patrice: L’URSS n’a jamais cessé de traduire des oeuvres de SF occidentale en russe (et même dans d’autres langues de l’Union). Robert Sheckley, Ray Bradbury, Arthur Clarke sont par exemple considérés comme des maîtres, et leur influence sur la SF de cette époque est prépondérante. Elle est par exemple très sensible sur les premières nouvelles des Strougatski.

Viktoriya : Il faut aussi compter sur le cas de Stanislaw Lem, qui certes n’est pas un auteur occidental, mais qui était quelqu’un qui jouissait d’une très grande liberté, et est du coup souvent considéré comme tel.

 

- La conquête spatiale soviétique n’a pas connu le même succès que sa concurrente américaine. Comment la SF soviétique, puis russe, a-t-elle réagi à cette « défaite » ?

Patrice: Le lien entre la conquête spatiale et la SF en URSS est permanent, malgré l’échec dans la course à la Lune. Là encore, quand on regarde les revues de propagande, la moindre publication sur la SF était une occasion de parler de Gagarine, de Leonov (en publiant au passage des reproductions de ses peintures), et d’autres cosmonautes encore (dont certains ont écrit des nouvelles de SF, ou des scénarios de films de SF). C’est sur cet aspect-là que l’emprise idéologique est justement la plus forte.

Viktoriya : On ne peut pas parler de «  défaite  » dans le domaine spatial. Dans bien des cas, les Soviétiques ont été les premiers  : premier satellite, premier homme dans l’espace. Il faut se souvenir aussi du programme Venera, vers Vénus, ou du fait par exemple, que contrairement à ce qui a été annoncé récemment, les Soviétiques ont aussi été les premiers à faire voler une navette entièrement en mode automatique.

 

- L’histoire de la Russie a été pour le moins mouvementée en cent ans ! Cet héritage historique donne-t-il lieu à un mouvement uchronique propre à la SF russe à l’heure actuelle ?

Viktoriya  : L’uchronie (ou histoire alternative) est un genre très développé actuellement. Il trouve régulièrement sa place au sein de la fantasy. Andreï Valentinov écrit beaucoup de ce genre de romans. Evidemment ces uchronies prennent une teinte particulière ne serait-ce parce qu’elles se développent sur la base de la culture, de l’histoire russe, et non sur un modèle plus occidental.

 

- Patrice, dans le Galaxies SF n°11, tu te fais l’écho d’auteurs parlant pour la SF russe actuelle d’une sorte d’ « âge d’or » ; est-il comparable à l’age d’or de la SF américaine ?

Patrice  : J’avoue que je n’ai pas d’avis sur la question. Il faudrait d’abord définir ce qu’est un âge d’or.

Viktoriya : Il est encore trop tôt pour employer ce genre de termes. Laissons passer quelques années.

 

- Comment est perçue la fantastika par le public russe ?

Viktoriya : C’est un genre extrêmement populaire, avec une grande visibilité  : il occupe l’une des premières places en matière de vente. Cela donne une offre particulièrement vaste qui fait que tout le monde peut y trouver son bonheur. Quand à la perception critique, elle est très diverse. La fantastika fait toujours l’objet de débats.

 

- Quels sont les sous-genres de la SFFF actuellement les plus en vogue parmi les lecteurs de fantastika ?

Vitkoriya : Le fantastique sociale occupe une grande place au niveau des intellectuels. Autrement, la fantasy, l’uchronie et le post-apocalyptique sont parmi les plus populaires.

 

- Existe-t-il une blogosphère russe de l’imaginaire ?

Patrice  : Oui, et elle est vivante. Quasiment tous les auteurs tiennent leur blog (le plus souvent sur Livejournal). Les sites d’amateurs sont nombreux, et c’est d’ailleurs souvent ceux-ci qui sont à l’origine des sites «  officiels  » des auteurs. Il y a aussi une formidable base de données collaborative, Laboratoriya Fantastiki (www.fantlab.ru), du type de la Noosfère mais en plus ouvert  : tous les internautes qui s’inscrivent peuvent compléter les fiches, noter les oeuvres et y joindre leur propre critique argumentée. Cela fait que nombre de textes y font l’objet de classements et d’analyses assez fouillées, allant parfois même jusqu’à déterminer de façon statistique la richesse lexicographique, par exemple.

 

- Toujours dans Galaxies n°11, tu parles d’une baisse du niveau littéraire de la fantastika et de l’apparition massive de « licences ». Ressentez-vous tous les deux cette situation et vous inquiète-t-elle pour l’avenir du genre ?

Viktoriya  : Tout cela n’est que du commerce, un procédé usé par les éditeurs pour attirer les lecteurs. Evidemment ça se vend. Mais à côté, il y a toujours de oeuvres de qualité, et qui ont aussi du succès. Comme nous l’avons déjà dit, il y en a pour les goûts. Donc, pas de quoi s’inquiéter réellement. Elle conserve un gros potentiel de développement.

 

- Comment verriez-vous le genre évoluer dans les prochaines années ?

Patrice : Les Strougatski ont martelé pendant des années que la SF n’est pas faite pour prédire l’avenir. Et nous, nous ne sommes pas fait pour prédire l’avenir de la SF.

Viktoriya : Cela peut paraître étrange, mais la fantastika est le reflet de la vie réelle. Et qui vivra verra.

 

Remerciements à Patrice et Victoriya Lajoye pour s’être prêtés avec autant de gentillesse au difficile rôle des interviewés !

Nos deux interviewés en compagnie de Mikhaïl Manakov, le préfacier du recueil de Kir Boulytchev chez Rivière Blanche. Cliché : P. & V. Lajoye.

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