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#6 - Sapir, Stora, Mahé par Bertrand Campeis

Interview par Mail du 19 mai 2010

BC: Bonjour à tous, pourriez vous tout d'abord vous présenter auprès de nos lecteurs.

Jacques Sapir - Je poursuis depuis la fin des années 1970 une double carrière d'économiste (j'ai enseigné à Paris X puis à l'Ecole des Hautes études en Sciences Sociales, EHESS) et de spécialiste des études stratégiques. Je suis actuellement Directeur d'études à l'EHESS et professeur associé à la Moskovskaya Shkola Ekonomiki. J'ai récemment publié "Quelle Économie pour le XXI siècle" (Odile Jacob, 2005) ainsi que "La Fin de l'Eurolibéralisme" et "Le Nouveau XXI Siècle" (2006 et 2008, Le Seuil, Paris). Je maintiens cependant mon activité dans le domaine des études stratégiques: j'ai écrit la postface à "Afghanistan 1979-2009" (2009, Éditions du CEPC).

Frank Stora – Je suis médecin (je travaille actuellement à la Haute Autorité de Santé). J'ai travaillé de nombreuses années comme journaliste dans la presse médicale, ce qui m'a donné l'occasion d'écrire plusieurs livres de vulgarisation ("Dormez bien, vivez mieux" ou "Ne perdez plus la mémoire", Hachette), un recueil d'anecdotes médicales, etc. - c'est mon côté "Dr Jekyll". Mais j'ai aussi un côté "Mr Hyde" puisque j'ai longtemps collaboré à la revue Casus Belli, comme chroniqueur Wargames (et même parfois à la rubrique Jeux de rôles !). C'est dire que je suis passionné à la fois d'Histoire et d'écriture.

Loïc Mahé, formation en chimie théorique jusqu'au doctorat et actuellement ingénieur en informatique. J'ai participé à un des premiers travaux collaboratifs sur Internet (rapport HotDocs, 1997). Toujours intéressé par l'histoire, j'ai saisi cette occasion de débattre d'une période dont on croit tout connaître. J'aurais aimé pouvoir en discuter avec mes deux grands-pères (l'un dans la Résistance en Lorraine, l'autre rentré en France avec l'armée De Lattre), mais ils sont décédés avant que j'en ai eu l'occasion.

BC: Comment vous est venus l'idée de réaliser une uchronie sur la campagne de France ? Souvenirs de wargames ? Lecture de L'appel du 17 juin d'Andre Costa ? (Pour la petite histoire le monsieur avait l'air d'être un spécialiste du wargame, ce qui peut expliquer certains aspects du roman -batailles navales et autres opérations militaires -, et semble avoir voulu s'amuser sur l'idée de faire collaborer une "dream team française" qui aurait pu mettre de côté ses a priori, jugements de valeur, et problèmes d'ego... La fin du roman reste à la fois un modèle du genre comme cliffangher final et pose la question d'une suite éventuelle, les mauvaises ventes du roman marque t-elle la fin de ce qui aurait été une belle aventure ?), autre chose ?

Tout a commencé le 30 novembre 2004 sur le Warship Discussion Forum, forum anglo-saxon consacré aux question navales, où deux intervenants (dont Loïc !) se sont interrogés sur la possibilité pour la France de rester dans la guerre le 17 juin 1940, avec la proposition anglaise de "fusion" entre les deux puissances alliées. Jacques Sapir (sous le pseudonyme de Fantasque, d'où le titre du projet : Fantasque Time Line ou FTL) et quelques-uns de ses collègues ont eu l'idée de tester sérieusement le scénario auprès de leurs étudiants militaires et un groupe de travail s'est constitué avec des chercheurs et des enseignants en stratégie, français mais aussi américains, britanniques, italiens, russes ... Leurs étudiants se sont intégrés au groupe et « jouent » les scénarios tactiques développés à partir des contraintes stratégiques, politiques et logistiques. Par la suite, le point de divergence a évolué, pour plus de réalisme.

Loïc Mahé a mis en place le site Internet et le forum et Frank Stora a pris en charge l'aspect rédactionnel. Mais il faut rendre justice aux nombreux auteurs qui ont apporté des pierres, voire des pans de mur entiers à l'édifice, en n'oubliant pas nos amis anglo-saxons, même si ce dernier lien s'est aujourd'hui quelque peu distendu. A l'origine, la simulation débutait au début de l'année 1941, mais la nécessité de faire le lien avec juin 1940 s'est très rapidement imposée.

Nous avons lu le livre de Costa, bien sûr, mais il venait peut-être trop tôt pour le lectorat français. Par ailleurs, il nous semble qu'il présentait de sérieuses failles de réalisme et donnait la priorité au roman sur l'histoire "contrefactuelle". Il est par exemple difficile d'imaginer un tandem Pétain - De Gaulle pour diriger le pays en exil...

BC: D'où est venue l'idée de réaliser un site complet sur la question, comment s'est déroulé le "recrutement" de personnes, la mise en place de la répartition des taches, l'aspect graphique (dessins, affiches, cartes) ? Le livre a t-il été envisagé dès le départ ? Comment s'est déroulée la création du Point de Divergence ? Avez vous cherché à en créer un valable historiquement où celui-ci est-il là uniquement pour justifier une hypothèse qui vous tient à coeur (à savoir la poursuite de la guerre par la France depuis l'Algérie.) ?

Un site Internet est un outil évident pour tout projet collaboratif. Un autre aspect est l'ouverture de ce projet : il n'y a rien à cacher et tout à apprendre.

Il n'y a pas de recrutement organisé des membres du projet. Le parcours "type" commence par une participation au forum de discussion, puis la soumission d'idées, la rédaction de textes ou l'étude de l'impact de notre uchronie sur tel ou tel aspect de l'Histoire, qui sont ensuite débattus, retravaillés et au final intégrés par le comité de pilotage. Les plus sérieux sont en général "cooptés" de façon très informelle, chacun dans sa spécialité ! Une caractéristique essentielle étant d'accepter de se voir corrigé par les autres, le cas échéant. Les tâches sont réparties en fonction de disponibilités et de la bonne volonté de chacun. Il s'agit d'un projet-loisir et il y a une vie en dehors (encore que, par moments...). Il arrive qu'on demande un volontaire pour éclaircir tel point, développer tel autre, faire un dessin de tel avion ou de tel char... On est rarement déçus !

Le livre a été "sérieusement" envisagé fin 2008 / début 2009 - encore que certains d'entre nous en aient conçu l'espoir bien plus tôt...

Le point de divergence (point of divergence ou POD en anglais), tout à fait initialement articulé autour de l'éphémère idée de fusion franco-britannique portée par Jean Monnet, a ensuite été modifié, pour rendre le scénario plus crédible.

En effet, un certain consensus se dégage aujourd'hui pour estimer qu'au delà du 15 juin, la situation évolue de façon irrémédiable.

Naturellement, la bataille de France est militairement perdue à partir de l'encerclement du GA1 à la fin mai. Mais les choses ne sont pas figées du point de vue politique, d'où un flottement certain jusqu'à la prise de pouvoir par Pétain le 16 juin. Au niveau politique, tout reste donc possible entre le 1er et le 15 juin et c'est dans ce contexte qu'il faut comprendre la décision de poursuivre le combat à partir des colonies. Du point de vue militaire, malgré l'opinion couramment admise aujourd'hui, les forces françaises n'étaient pas réduites à néant, même si la Métropole était perdue à court terme - encore ce court terme se mesurait-il en semaines et non en jours. L'Armée de Terre conservait des forces importantes (la 7e Armée ou l'armée des Alpes par exemple, voir l'ouvrage récent de G. Ragache [RAGACHE, Gilles, La fin de la campagne de France Les combats oubliés des Armées du Centre 14 juin - 25 juin 1940, Ed. Economica, Coll. Campagnes & Stratégie, Février 2010] ), la Marine nationale restait la quatrième du monde (après les Anglais, les Américains et les Japonais), l'Armée de l'Air conservait des effectifs nombreux et avait déjà commencé à faire passer ses avions les plus modernes en Afrique.

Par ailleurs, les armées allemandes se heurtaient à des difficultés logistiques qui ne pouvaient aller qu'en s'aggravant.

Bien entendu, nombreux sont ceux qui préféreraient (et nous avec !) une hypothèse étudiée par Jacques Belle dans son tome 1 ("Il fallait rester en Belgique le 15 mai 1940 "), à savoir la rupture du corridor des panzers par les Alliés et le rétablissement de la liaison avec le GA1. Mais les conséquences sont telles qu'on s'éloigne radicalement de la 2e GM telle qu'on la connaît. Or, pour une simulation de cette ampleur, il faut un référentiel auquel se raccrocher. Un "match nul" en Belgique et dans le nord de la France aurait eu des conséquences qu'il est très difficile d'estimer (quid de l'attitude de Mussolini, de Staline, de Franco ? Hitler est-il renversé par ses généraux ? L'économie allemande s'enraye-t-elle ?).

Et n'oublions pas que, si nos armées réussissent à se "rattraper" en mai, on se retrouve dans une situation politico-militaire relativement classique. L'armée n'a pas failli, le pouvoir politique ne faillira pas plus. Ce que nous souhaitions étudier, c'étaient les conséquences d'une décision purement politique, qui ne dépendaient pas d'un "miracle" militaire mais d'un choix moral. Il était probablement plus faisable de prendre les "bonnes" décisions en juin que de réussir à arrêter militairement les Allemands en mai.

Nous avons donc fixé un premier point de divergence mineur au 6 juin, avec la mort de la maîtresse de Reynaud (Président du Conseil) et la mise hors-jeu de Villelume (directeur de cabinet du Président du Conseil), qui avaient une grande influence sur Reynaud lui-même, ce qui a beaucoup joué dans sa résignation devant l'échec militaire, puis dans sa démission. Le point majeur est ensuite le remplacement le 10 juin, à l'instigation de De Gaulle, de Weygand (principal soutien de Pétain) et la décision du repli en Afrique du Nord (ou Grand Déménagement). De Gaulle avait historiquement souhaité le départ de Weygand et le repli en Afrique du Nord était envisagé par beaucoup, Reynaud compris. Le clou est enfoncé le 12/13 juin avec l'arrestation de Pétain qui n'est finalement qu'un point final (mais nécessaire) au bouleversement politique.

On voit donc qu'il y a un enchaînement de circonstances, ce qui semble raisonnable au regard du cataclysme que fut la sortie de la France du conflit (du point de vue des Etats-Unis notamment).

BC: Comment se déroulent la prise de décisions et l'évolution de l'histoire globale ? Y a t-il eu des couacs, des remises en cause, une réécriture de certains épisodes (j'ai le souvenir d'avoir trouvé des critiques assez dures sur la 1ère version de la Fantasque Time Line, qu'en avez vous pensé, cela vous a t-il influencé ?) Avez vous des retours fréquents sur votre site ? Comment est perçu votre uchronie, que ce soit par des férus d'histoire militaire ou des novices ?

Nos connaissances augmentent avec l'avancement du projet et nous conduisent à réviser très régulièrement nos informations et nos décisions. Le site est ouvert et nous recevons des critiques (dans tous les sens du terme) régulièrement. Les militaires sont semble-t-il assez partagés sur la question. Certains vous expliquent sans rire qu'en l'absence d'armistice, Rommel aurait été en juillet à Alger et en septembre à Suez. Nous tentons de ne pas être dogmatiques, aussi il y a bel et bien eu des remises en cause, et il y en aura d'autres, assurément, concernant 1941 et la suite. Certaines directions ont été envisagées puis abandonnées, nous avons toujours essayé de choisir des voies médianes - contrairement à ce qu'on pourrait penser, notre peinture du Grand Déménagement n'est pas du tout un "best case" pour les Français (n'oublions pas que nous partons d'une situation historique qui semble bien avoir été un "best case" pour les Allemands).

BC: Pouvez vous nous dire en quoi le livre diffère du site, l'aspect romanesque avec des personnages inventés de toute pièce cotoyant des personnes historiques va t-il être conservé ? Combien de tomes sont ils envisagés ? Par cette publication uchronique chez un éditeur spécialisé dans l'histoire, que souhaitez vous montrer ? Le site va t-il évoluer par rapport à la sortie du livre ? Comment s'est décidée la création de l'équipe du livre ? Qui fait quoi ?

Le livre et le site sont complémentaires. Si nous avions voulu publier l'intégralité du site (coloriages, annexes, etc.), le tome 1 aurait compté plusieurs milliers de pages ! Nous avons éliminé (à regret !) tous les aspects romanesques et personnages inventés, afin de mettre en valeur le caractère d'Histoire Contrefactuelle du livre. C'est dans ce but que nous sommes heureux de publier chez un éditeur spécialisé dans l'Histoire "factuelle", que nous tenons à remercier ici de sa confiance.

Le site va évoluer pour coller sans doute davantage à l'organisation du livre.

Les lecteurs intéressés pourront donc trouver sur le site une foule de détails et de précisions, plus des textes d'ambiance plus "légers", des illustrations, etc. Objectif (soyons fous) : simuler l'intégralité du conflit, donc probablement jusqu'à 1945. Nous estimons que la présence de la France permet grosso modo de raccourcir la guerre d'une année, et de quelques mois en Asie/Pacifique. L'élément le plus spectaculaire est le report de Barbarossa d'une année.

Le matériel disponible est déjà très copieux pour les années 1941 et 1942 et nous espérons bien sortir les tomes 2 et 3... Au moins.

Il n'y a pas spécialement d'équipe pour le livre, mais il fallait bien limiter le nombre d'auteurs. Nous avons donc les trois auteurs principaux et les cinq qui ont le plus contribué aux textes publiés dans ce tome.

BC: Avez vous déjà une idée de la fin de l'aventure ? Songez vous à glisser des éléments pour montrer l'après guerre sur le court, ou le long terme ?

Une vision prospective de l'après-guerre est envisagée, elle apparaît d'ailleurs en filigrane dans certaines parties de la chronologie ou des annexes (développement économique des colonies, évolutions politiques, sociétales, diplomatiques, technologiques...). En un mot, nous pensons que le monde de 2010 FTL, sans être fondamentalement différent du nôtre, serait sans doute un endroit plus... agréable à vivre : un monde au caractère multi-polaire plus affirmé et ayant vécu une décolonisation moins violente.

BC: Vous êtes vous préparés aux critiques éventuelles tant sur le fond que la forme ?

Oui, mais la réalité dépassera sans doute la fiction !

BC: Pour terminer, pouvez vous nous dire ce que le mot uchronie représente pour vous ?

Un exercice intellectuel stimulant et l'occasion de se cultiver. C'est fou le nombre de choses que l'uchronie peut nous apprendre (et ce n'est pas fini) !

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