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#3 - André François Ruaud par Bertrand Campeis

Interview par Mail du 30 mars 2010

BC: André-François Ruaud, bonjour, tu es un Grand Ancien du milieu, même si tu restes très discret : créateur du fanzine Yellow Submarine, auteur rare mais avec de très belles oeuvres, directeur littéraire des Moutons électriques, peux-tu revenir sur la génèse de cette maison d'éditions peu commune et quelque peu originale dans le petit monde de la SF ?

A-F R: Après deux ans de travaux et de réflexion, j'ai créé en juin 2004 les Moutons électriques en compagnie de Patrice Duvic, un vieux directeur littéraire qui préférait à l'époque que son nom ne soit pas cité, et de tout plein de passionnés de SF et de fantasy - écrivains, graphistes, traducteurs, etc. Nous avons commencé à publier des romans et des recueils, mais nous avons aussi repris la revue "Fiction", et lancé la collection "Bibliothèque rouge". Les choses ont très bien marché au début, beaucoup moins bien ensuite, notre premier diffuseur, l'Oxymore, nous ayant laissé une belle ardoise et nos ventes n'étant plus suffisantes. Nous avons donc décidé de repenser la maison, ce qui a coïncidé malencontreusement avec le départ de notre premier gérant, Olivier Davenas, qui déménageait, et surtout, avec la mort de Patrice Duvic, mon très cher mentor. Raphaël Colson est devenu gérant, Julien Bétan nous a rejoint à la direction littéraire, Jean-Jacques Régnier est devenu secrétaire de rédaction de "Fiction"... Nous avons arrêté les petits formats, lancé la "Bibliothèque voltaïque" pour les fictions, la "Bibliothèque des miroirs" pour développer des essais sur l'imaginaire populaire...

BC: Auteur rare et précieux, tu viens de te décider d'auto-éditer les enquêtes d'un détective russe, Bodichiev, dans un monde uchronique, sans trop déflorer le sujet, peux-tu nous donner quelques éléments sur cette uchronie originale et sortant quelque peu des sentiers battus ? Peut on y voir un hommage, ou un clin d'oeil d'une certaine manière, aux enquêtes de Lord Darcy ? (Une chance de voir une belle édition intégrale de ce petit bijou chez toi ?) Avais tu vocation à créer un univers uchronique dès le début ou cela s'est-il imposé après ? Comment s'est passé le processus de création, comment les idées te sont-elles venues pour créer chacune des nouvelles ?

A-F R: Eh, il y a quatre ou cinq questions différentes, là! Alors voyons, si je suis "rare" c'est tout de même essentiellement parce qu'écrire de la science-fiction, de nos jours, est vraiment terriblement difficile, c'en est désolant. Enfin, pas l'écrire, mais lui trouver un débouché valable.  J'aurai été ravi de poursuivre le cycle débuté avec "La Cité d'en haut" mais Mnémos m'a éjecté sans prendre de gants, j'avais pas assez vendu, et quant à mon cycle uchronique, il n'a tout bonnement jamais trouvé preneur. Actuellement j'écris plutôt pour la jeunesse, en fantasy et en polar.

Le monde de Bodichiev est né de plusieurs changements, le premier étant que c'est Constantin qui est bien devenu Tsar de toutes les Russies plutôt que son frère Nicolas (comme c'était prévu après la mort de leur père). Lequel Constantin a épousé une jeune princesse: Victoria. Ainsi est né un immense empire anglo-russe, qui règne sans partage sur le globe et y fait régner, de fait, la paix. Les enquêtes policières de Jan Marcus Bodichiev se déroulent principalement à Londres, avec en toile de fond un monde différent du nôtre.

Lord Darcy? Non, pas d'hommage de ma part, j'aime beaucoup cette oeuvre bien sûr, mais mes visées étaient toutes autres. Quand à une publication française, voyez donc avec Gilles Dumay: il devait s'en occuper, avait même négocié avec le continuateur du cycle, Michael Kurland. Une grande maison comme Denoël se trouvant "sur le coup", il n'a jamais été question que les Moutons électriques envisagent de publier les Lord Darcy.

Je voulais créer un univers uchronique, oui, dés l'origine. Je songeais même à des tonalités plutôt steampunks, et puis en définitive mon inspiration m'a conduit vers les ambiances feutrées à la Simenon, j'aime beaucoup le "roman gris" de ce grand écrivain, développé aussi chez quelqu'un comme Nicolas Freeling ou chez le duo Sjöwall & Whalöö. Des références purement polar, donc, pour un univers que je voulais nourrir de ma culture et de mes voyages. J'ai écrit la première nouvelle avec à l'esprit le ton ironique des "Chapeau melon et bottes de cuir", mais sur la base d'une image que j'avais trouvé dans un tome des "Futurs mystères de Paris" de Roland C. Wagner (le majordome robot). Cette nouvelle fut publiée dans l'anthologie "Escales sur l'horizon", et j'ai ensuite continué à écrire des tas de nouvelles dans cet univers, j'étais très emballé par tout cela. Ayant atteint 750 000 signes vraiment terminés (sans parler d'au moins autant de diversement entamés) je me suis mis en recherche d'un éditeur. En vain. Alors, des années après et juste pour que ces textes ne meurent pas tout à fait dans la solitude d'un tiroir, je me suis laissé persuader d'en faire une auto-édition un peu luxueuse. Une "vanity press": la vanité d'un auteur qui aimerait que quelques personnes le lisent, au moins.

BC: On t'a souvent opposé une fin de non-recevoir, après la publication de deux nouvelles de ton cycle, sous prétexte que le recueil de nouvelles ne se vend pas en France, au delà de cette affirmation qui me laisse quelque peu perplexe, quand on voit le nombre d'excellents recueils qui sortent, ne penses tu pas que la création d'un univers de polar, qui plus est uchronique, n'était  pas "too much" pour la majorité des éditeurs ?

A-F R: Tu vois beaucoup de recueils de nouvelles françaises paraître, toi? Des anthologies, oui, plein chez des micro-éditeurs, mais des recueils d'un auteur, dans le domaine SF? Ce n'est pas exactement courant, et pour cause: en tant qu'éditeur je suis bien placé désormais pour savoir que c'est très difficile à vendre. Alors sans doute peut-on diagnostiquer, après tout ce temps et tout ce travail, que du polar uchronique, c'était "too much" - d'ailleurs tous les éditeurs m'ont tenu les mêmes propos (enfin, du moins ceux qui me répondaient): c'était trop SF et pas assez polar, ou bien c'était trop polar et pas assez SF... Difficile de poser l'étiquette, la colle tenait pas. Dommage. Moi j'avais simplement voulu écrire ce que j'avais dans la tête, un univers, des ambiances, en étant le plus fidèle possible à ce qui me tenait à coeur. Au final, mon imaginaire s'est avéré trop marginal, trop particulier, pour trouver un éditeur.

BC: Aura t-on la chance de voir une suite à ce recueil, ou as tu d'autres projets uchroniques en tête ?

A-F R: J'aimerai finir plusieurs autres nouvelles de Bodichiev, il y aurait sans problème de quoi faire un deuxième recueil. Mais je ne sais si j'en trouverai le temps et le courage, sans lecteurs ou presque. Je ne me trouve plus dans les mêmes conditions d'écriture qu'à l'époque où j'ai lancé le cycle - bloqué dans un job qui ne me plaisait plus, j'écrivais tous les midis et souvent le week-end, de manière un peu obsessionnelle, Bodichiev était devenu une sorte de thérapie contre l'enfermement de mon imaginaire. Aujourd'hui, je m'occupe des Moutons électriques, j'écris des livres pour la jeunesse, des essais sur la culture populaire, et je n'ai plus vraiment l'espace particulier de création qui avait donné naissance à mon détective. Mais je ne ferme pas la porte, j'espère encore.

BC: Les Moutons Electriques se sont spécialisés dans la sortie de très belles uchronies, je pense au superbe Tancrède d'Ugo Bellagamba, au non moins original Le Faiseur d'histoire de Stephen Fry, et à toute une série de nouvelles parues dans Fiction, Les Moutons ont-ils vocation à continuer d'accueillir des ouvrages uchroniques chez eux, que ce soit des traductions ou des créations originales ? (Je songe nottament à une traduction d'Aztec Century, ou à des polars britanniques uchroniques comme la série Small Change)

A-F R: Tout d'abord, il faut bien comprendre que les Moutons sont une toute petite structure, traduire un roman anglo-saxon nous demande un gros investissement et dans les trois ans de travail, ce n'est donc pas à notre portée de manière fréquente. De plus, il m'intéresse tout de même nettement plus de faire travailler et de publier des auteurs français, si possible. Je trouve même scandaleux qu'une boîte comme Milady ne fasse que de la traduction! C'est d'une acculturation dramatique et d'une incroyable flemme. Alors, a priori je ne prévois pas pour la "Bibliothèque voltaïque" de nouvelle traduction d'uchronie, j'ai plein d'autres envies. Et au niveau des français, on verra bien ce que l'on me propose, mais Jean-Philippe Jaworski, Tim Rey et Léo Henry qui bossent actuellement pour moi ne semblent pas avoir ça dans leurs cartons à idées. "Aztec Century" était un beau roman, mais beaucoup trop noir pour mes goûts personnels - et bien trop long pour que nous puissions le financer. Faire de la création me motive nettement plus, alors j'espère que des auteurs me proposeront un de ces jours une uchronie.

BC: Les Moutons commencent à éditer de superbes essais sur des genres qui nous intéressent, après le fabuleux Steampunk ! J'ai vu que tu travaillais à un essai, en collaboration avec Ugo Bellagamba, sur l'Uchronie : comment se passe cette collaboration ? Peux tu nous en dire plus sur cet essai (thématique, plan, date de parution, etc.) ?

A-F R: Finalement, Ugo n'est plus disponible pour le moment, donc le projet a été mis de côté. Nous le reprendrons dès que possible. Nous avions déjà travaillé à un plan que j'aime beaucoup, qui avançait des idées un peu neuves sur le genre, remettait en question des choses, mais nous en débattons encore.

BC: De même tu travailles avec Raphaël Colson sur Rétro-Futur : As tu quelques éléments dont tu puisses nous parler ?

A-F R: Il s'agit d'un projet de Raphaël, sur lequel nous bûchons en ce moment chacun de notre côté. Le sujet de "Steampunk! était l'imaginaire puisant dans une esthétique XIXe siècle ; tandis que ce petit volume "Rétro-futur!" traitera de l'esthétique suivante, c'est-à-dire du XXe siècle, du "raygun gothic" (l'esthétique héritée de Buck Rogers et Flash Gordon), du "dieselpunk", bref des rétro-futurismes plus proches de notre époque et pratiquant d'autres décalages/collages/citations que ceux du steampunk. Il s'agira donc d'un prolongement au premier volume, d'une exploration plus avant de ces thématiques. Et nous prolongeront encore plus loin avec "Moderne!", qui s'intéressera aux objets symbolisant le futurisme dans les années 50 à 70... disons, par exemple de l'Aile volante aux Voitures volantes, en passant par le Jetpack, la Lava-lamp, le Mange-disque, le Dôme géodésique, le Rouge à lèvre, les Arcologies, ou pour les matériaux, l'aluminium ou la bakélite... "Rétro-futur!" sera un essai illustré, dans la droite ligne de "Steampunk!" mais sur d'autres looks et inspirations, tandis que "Moderne!" s'ouvrira au design, à l'architecture, à la mode — toujours en rapport constant avec les imaginaires de type SF-BD-ciné. Le premier est sous la direction de Raphaël Colson, tandis que je conçois le second en collaboration avec notre graphiste Sébastien Hayez (et en grand format couleur).

BC: Enfin pour terminer, peux tu me dire ce que le mot Uchronie signifie pour toi ?

A-F R: Bien plus qu'une simple thématique, pour moi l'uchronie est un pan majeur de l'imaginaire, un point de vue, une interrogation fascinante, et même, avec le steampunk et ses prolongements rétro-futuristes, une forme d'esthétique*.

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* J'interviens rarement sur le contenu des critiques et interviews d'Uchronies.com, reste que les réponses d'André-François Ruaud me donnent envie de réagir.

En premier pour déclarer, qu'à la question traditionnelle "qu'est-ce que l'uchronie pour vous (toi) ?" la réponse d'André est certainement la plus pertinente de toutes celles qui sont publiées sur ce site. Elle est poétique, esthétique, juste, moderne, romantique : un voyage dans le temps.

En second pour remercier Bertrand pour ses questions qui m'ont révélé un écrivain-éditeur comme j'aimerais en croiser plus souvent dans le panorama vitreux de la SF made in France.

Amitié,

Kevin Bokeili

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