Tribunes

Tribunes - le 2 Juin 2010

tribunes & idées

Qui veut la peau de Taoufik Ben Brik ?

Par Taoufik Ben Brik, journaliste, écrivain.

Dans la Tunisie de Ben Ali, la liberté de parole mène à la prison

Le 26 mai à 10 heures, j’ai rendez-vous chez le radiologue du quartier Ennasr II pour une radio panoramique numérique 100 %. Mon dentiste, le Dr Sabiha Mahjoub, me l’a prescrite pour déchiffrer des douleurs inexpliquées au menton droit.

En bas, à quelques mètres de chez moi, du côté du salon de thé Les Champs-Élysées, une garnison de costumes noirs a fait mouvement. C’est la police présidentielle. Un corps qui n’a de comptes à rendre qu’à lui. Lui, c’est lui. Ben Avi, Zaba, Be-naâli, Benzai…

Une police qui n’a rien de policé. Une police sans honneur qui ne respecte pas la parole donnée. Elle avance affublée d’un faux nez, spécialiste des coups fourrés et des basses besognes. Un ramassis de limaces invertébrées (voir le Seigneur des anneaux pour avoir une p’tite idée) qui ne savent ni articuler les mots ni se déplacer comme des Terriens. Leurs mieux dires, ce sont des grognements enveloppés de crachats entrecoupés de mots orduriers et accompagnés de gestuelles de macaque. Je connais le cirque. Bizarre ? Cette fois, la musique me dit : voulez-vous danser ?

Des croassements sortent de leurs goitres, débités en rafales. On dirait qu’ils bondissent sur chaque mot à prononcer, comme des charognards sur un cadavre exquis. Comme si les ayant dits, ils cherchaient déjà à les rattraper : « Win machi si zebbi ? (Où vas-tu, enfoiré ?) » « Bayoû, rawah… T’hib niqoulouk oummek ? (Vendu, rentre chez toi, tu veux qu’on nique ta mère ?) » « Ma tkhafech, gatlinek, gatlinek… Win bech titkhaba ? njibouk min kicher el houta (Ne te fais pas de bile. On te liquidera un jour ou l’autre. Tu n’as nulle part où te cacher. On t’aura même dans le ventre d’une baleine) » La suite… On a un sacré chantier là : crachats, hurlements : « Tfouh. N’âalbouk… Ya miboun… » Des cris de bêtes forcées, vaincues, hurlant leur haine, la haine que lance la bête qui traque sa proie et pour qui rien n’a plus d’importance que le sang qui gicle… Groin… Groin… Groin…

Ne vous méprenez pas, nous sommes bel et bien chez Ben Ali. En 2010. Une année-lumière pour les uns, science-fiction pour les autres. Et je suis toujours en prison. J’ai passé cent quatre-vingts jours derrière les barreaux. Et devant les barreaux, qu’est-ce qu’il y a ? Des barreaux humains. Le purgatoire. Un bagnard qui continue à purger sa peine. Qu’est-ce que la prison, si ce n’est traîner un boulet toute sa vie ? Je sais que je ne suis pas le seul au monde à qui cela arrive, mais je suis bien seul quand cela arrive. Seul quand il arrive. Que puis-je faire face à ce qui m’arrive ?

Depuis cinquante ans, je n’arrête pas de dire aux gardiens du zoo que je suis humain. Le jour où ils s’apercevront que je ne suis pas une bête, il sera trop tard. Je serai devenu une créature envoûtée par la Lune. Les poils m’auront poussé sur la langue. Combien de fois me suis-je surpris à rêver désirant devenir, à mon tour, un mangeur d’hommes ? Je rêve de leur couper les oreilles, de percer leurs yeux avec des tiges de fer rouge, de leur couper un bras, de remplir leurs narines de bitume, juste pour qu’ils sachent ce qu’est le désarroi d’un homme déshabillé de sa Liberté.

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