Mardi 26 janvier 2010 2 26 /01 /2010 21:59
http://dgeramifard.files.wordpress.com/2009/06/slavoj_zizek1.jpgDans Après la tragédie, la farce, son nouveau livre, le philosophe slovène livre une analyse complète et abrasive des tendances actuelles du système capitaliste. Il invite à repartir de « l’idée communiste » pour construire une alternative. Ci-après, la version intégrale d'un entretien publié le 26 janvier 2010 dans L'Humanité

Que recouvre l'antagonisme entre « inclus et exclus », que vous jugez primordial pour comprendre les contradictions du capitalisme global ?
Slavoj Zizek. Je ne me situe pas, ici, dans la perspective d’un marxisme orthodoxe. Ce qui définit cet antagonisme entre inclus et exclus, ce n'est pas l'exploitation, ce n’est pas d’abord un rapport économique. Il existe toujours, bien sûr, des exploités, des pauvres. Mais dans le capitalisme actuel, les travailleurs réguliers, classiques, ne sont plus majoritaires. Une autre logique est à l'œuvre. Implicitement, je me réfère à l'œuvre du philosophe italien Giorgio Agamben, qui a forgé le concept  d' « homo sacer » pour désigner ces exclus. Nous vivons dans des sociétés de plus en plus contrôlées, où tout est identifié. Mais paradoxalement, le pouvoir d'Etat se retire de territoires de plus en plus étendus, où les gens ne sont plus même citoyens.

Comme dans les banlieues françaises ?
Slavoj Zizek. Oui, on peut citer les banlieues en France, mais je pense surtout aux bidonvilles. Dans les favelas brésiliennes, par exemple, l'Etat n’intervient que lorsque surgit une possibilité de désordre ou, plus précisément, d’auto-organisation politique de ces exclus. Là, la police intervient, beaucoup plus promptement que face aux mafias. Paradoxe total : la police répond à ces situations en facilitant la circulation de la drogue. L'idée brutale, c'est qu’en permettant l’accès des exclus aux drogues, on peut agir contre leur organisation politique.

Mais même s’ils ne sont pas des travailleurs réguliers au sens classique, les exclus dont vous parlez sont toujours ceux qui n'ont que leur force de travail à vendre... Ne sont-ils pas, eux aussi, des « prolétaires » ?
Slavoj Zizek. Dans ce sens, oui. Une longue tradition française, qui remonte Louis Althusser, a tendance à privilégier la lutte purement politique. Mon grand ami Alain Badiou s’inscrit dans cette tradition. Il définit quatre domaines de vérité : l’art, la science, la politique, l’amour. Mais pas l'économie. L'économie relève pour lui de l'utilitaire, de l'hédonisme, de la « vie de l'animal humain ». Ce n’est pas ma thèse. Au contraire, j'insiste sur le fait que l'économie, pour Marx, c’est précisément l'économie politique. En ce sens, la lutte économique participe, pour le dire dans les termes de Badiou, au «°processus de vérité°». Dans mon prochain livre, je propose même tout un programme pour ressusciter la critique de l’économie politique. J’en donne quelques indications à la fin de Après la tragédie, la farce. J’évoque, par exemple, cette tendance : au début de l’histoire du capitalisme, un mouvement s’est opéré de la rente vers le profit. Nous assistons aujourd’hui au mouvement inverse, du profit vers la rente.

Quel rôle jouent les nouvelles exclusions dont vous parlez dans le fonctionnement du capitalisme global ?
Slavoj Zizek.
Ces exclusions radicales sont nécessaires à la reproduction du capitalisme. Quant au « prolétariat », je crois que nous devons garder ce terme. Dans le strict sens marxien, ce terme ne recouvre pas seulement l’exploitation. Marx, ici, est hégélien : il développe l’idée d’une subjectivité privée de son être substantiel. Dans ce sens, on peut identifier des formes nouvelles du prolétariat, plus radicales que celles pensées par Marx. Je pense au très beau livre de Catherine Malabou, Les nouveaux blessés, dans lequel elle définit la nouvelle maladie psychique paradigmatique à venir. Elle se déploie dans un personnage post-traumatique, totalement ravagé, dont la substance psychique même est ruinée. Ce traumatisme peut être politique, naturel, ou même renvoyer à des pathologies comme la maladie d’Alzheimer. Cette perte de substance symbolique, pour devenir un mort-vivant, un sujet vide, s’apparente pour moi à une sorte de prolétarisation psychique.

Le capitalisme global, suggérez-vous, pourrait surmonter la phase actuelle de ses contradictions en se muant en « capitalisme vert ». Capitalisme et écologie sont-ils compatibles ?
Slavoj Zizek.
Comparons la réaction des grandes puissances du monde face à la crise écologique, lors de la conférence de décembre dernier à Copenhague, à leur réaction pour sauver les banques.  Face à la crise financière, une urgence absolue a été décrétée. On a prouvé là qu'il était possible d'agir très vite. En une semaine, les Etats-Unis ont mobilisé des sommes colossales, inimaginables.
Là où la survie du capitalisme, du secteur bancaire est en jeu, on peut agir. Mais lorsque c'est notre survie à tous qui est en péril, quelle est la réponse ? Un compromis sans aucune contrainte, une déclaration de bonnes intentions. On peut imaginer la fin du monde sans que cela pose le moindre problème. De nouveaux films mettent d’ailleurs cela en scène chaque semaine. Mais on ne peut pas imaginer de changement radical de système face au capitalisme.
Voilà, clairement, la logique du capitalisme. Et ceci n'est pas une affaire d'individus. J'ai détesté la façon dont la rage du public s'est concentrée sur des personnages comme Bernard Madoff, qui a volé 65 milliards de dollars. Ce n'est pas lui, personnellement, qui est en cause! Je soupçonne même, dans la focalisation sur cet individu, des relents d’antisémitisme, parce qu’il est juif. Mais Madoff, en réalité, n’a fait que suivre, jusqu’au bout, la direction vers laquelle le système l'a poussé !
Sur ce point,  je suis totalement opposé à l'église catholique. Comme au bon vieux temps, l'église a fait, lorsqu'a éclaté la crise, son devoir idéologique envers le capitalisme. Le pape lui-même a immédiatement réagi en affirmant qu'il ne s'agissait pas d'une crise du capitalisme, mais d'une crise de valeurs, d'une crise morale. Or c’est précisément ce que cette crise n'est pas!
Cette crise du capitalisme prouve, paradoxalement, que le conflit entre écologie et capitalisme n'est pas un conflit entre d'un côté l'utilitarisme, l'hédonisme, la recherche du profit capitaliste, et de l'autre côté, l'attitude éthique, plus morale des écologistes. C'est presque l'inverse. Ce qui nous pousse dans la direction de l'écologie, c'est simplement un utilitarisme éclairé, la nécessité d’agir pour des questions de survie. De l'autre côté, le capitalisme suit sa logique, même s’il représente, à long terme, une menace pour nos intérêts très matériels. Comme si le capitalisme fonctionnait sur le mode du devoir : « Tu dois suivre le profit jusqu'à la mort ».
Je n’exclus pas pour autant que l’écologie puisse devenir une sorte de nouvel opium du peuple. Oui, nous sommes confrontés à des menaces absolues. Mais celles-ci servent à justifier un incroyable investissement idéologique, avec une mobilisation de toutes les idéologies réactionnaires, anti progressistes, qui présentent la crise écologique comme le résultat de la raison technologique, de la modernité comme telle. Je rejette tout cela. Qu’est ce que la nature ? Je me fiche de la nature comme telle ! La nature n’existe pas, je ne suis pas un idéaliste. L’un des grands écueils de l’écologie est de proposer une figure de la nature comme une sorte de mère Nature homéostatique. Cette vision est à mes yeux une folie totale. Je crois plutôt que l’environnement, les ressources naturelles relèvent des communs, au sens marxien. C'est pourquoi j’insiste sur la référence au communisme. Bien sûr, on peut imaginer, face à cette crise écologique, des mesures à l'intérieur du marché. Bien sûr, on peut instaurer des taxes. Mais face aux catastrophes radicales qui nous menacent, il n'y a pas de solution véritable à attendre du marché. D’où la nécessité de recouvrir deux aspects du communisme. Premièrement, la bataille principale, aujourd’hui, est celle des communs, de ce qui doit être partagé. Deuxièmement, ni le marché, ni l’Etat n’offrent d’issues.

Ni Etat, ni marché, mais alors quoi ?
Slavoj Zizek. Là, j’admets que je n’ai pas de solution facile. Mais il est crucial de réinventer, je ne sais pas comment, une sorte de mobilisation populaire transnationale. Sans cela, je peux imaginer une survie de l’humanité, mais sous le régime d’un nouvel autoritarisme permissif. Nous nous approchons d’ailleurs déjà d’un tel régime, dont l’Italie d’aujourd’hui offre une parfaite illustration. La tendance du régime de Berlusconi n’est pas au vieil autoritarisme. Les italiens ne se sont pas réveillés un matin sous la férule d’un dictateur ayant décrété l’état d’urgence. Non, toute la permissivité des petits plaisirs sexuels, de la consommation demeure. Pourtant depuis plus d’un an et demi, l’Italie vit dans un état d’urgence formel, avec la constitution de milices émanant des partis d’extrême-droite. L’autre face de ce régime, c’est cette ridiculisation de la politique, avec un Berlusconi faisant de la politique un spectacle, se mettant en scène avec de belles femmes. Pendant ce temps, ce qui reste de la gauche italienne erre dans une désorientation de plus en plus radicale.

Ces dérives vers un nouvel autoritarisme menacent-elles toute l’Europe ?
Slavoj Zizek. En Europe, jusqu’à présent, la polarité démocratique fondamentale s’organisait autour d’un parti de centre droit, démocrate-chrétien ou parti populaire, et un parti de centre gauche, socialiste ou social-démocrate. Avec, au-delà de cette droite modérée et de cette gauche modérée, de petits partis de gauche, de droite, écologistes. Mais avec la perte de substance graduelle de la vieille social-démocratie, pas seulement en France, mais aussi en Allemagne, en Italie, et même en Angleterre, une nouvelle polarité, assez dangereuse, est en train d’émerger. Avec, d’un côté, un parti du capital comme tel, centriste, technocratique, mais culturellement un peu ouvert, favorable aux droits des homosexuels, au droit à l’avortement. De l’autre côté, le populisme nationaliste, raciste de droite tend à s’affirmer comme la seule alternative à ce parti du capital moderne. Cette évolution est parfaitement perceptible aux Pays-Bas, en Norvège, en Autriche.
La crise financière a accentué ce que j’appelle, pour paraphraser Freud, le « malaise dans  le libéralisme ». De plus en plus les gens sont mécontents. Mais la tragédie, soyons clairs, c’est que seul ce populisme de droite parvient pour l’instant à s’affirmer comme l’expression politique de ce malaise dans le libéralisme. Là est le danger : lorsque l’alternative se situe entre le libéralisme technocratique pur et la réaction populiste.
Berlusconi, ici, est une figure plus complexe. Il est la synthèse de ces deux aspects, auxquels il ajoute cet ubuisme du pouvoir évoqué par Michel Foucault. On pourrait aussi voir en lui une sorte de Groucho Marx au pouvoir. Il y a un côté Groucho Marx en Sarkozy, aussi, avec la mise en scène au sommet du pouvoir d’un personnage  qui introduit des moments de comédie, d’auto-ironie. Mais pendant ce temps, le pouvoir fonctionne quand même, dans toute sa brutalité.

Comment vous situez-vous par rapport à la notion de progrès ?
Slavoj Zizek. Qu’entendons-nous par progrès ? Si nous rejetons le progressisme productiviste comme celui qui domine jusqu’en Chine aujourd’hui, nous ne devons pas abandonner le progrès au sens du projet fondamental des Lumières. Ici j’assume, même si cela m’attire beaucoup d’ennuis, mon opposition au multiculturalisme. Je reste fidèle à Rousseau : il est crucial de réhabiliter cet universalisme des Lumières. Ce n’est pas si simple, parce que le capitalisme contemporain est déjà lui-même universel. Prenons cette idée très en vogue de « modernité alternative », qui entretient l’illusion catastrophique d’un capitalisme exempt d’antagonismes. L’idée serait donc de maintenir le capitalisme, mais sans en payer le prix par des antagonismes sociaux, par la lutte des classes, par l’aliénation. Malheureusement nous avons eu, dans l’Europe du XXème siècle, l’expérience d’un grand mouvement de modernisation alternative. Cela s’appelait le fascisme. Le fascisme, c’est précisément cela : l’idée selon laquelle on pourrait se moderniser en évitant tous les aspects destructifs, projetés comme cause dans le juif.
Je suis tout aussi critique vis à vie de ceux qui remplacent le capitalisme par l’impérialisme américain comme ennemi principal. Là, j’ai même des problèmes avec Hugo Chavez. Sa façon de se concentrer uniquement sur l’impérialisme américain le conduit à des rapprochements avec Poutine ou Ahmadinejad.
S’il faut parler de néo-colonialisme, alors, avec tout le respect pour l’incroyable développement de la Chine populaire, il faut peut-être commencer à évoquer l’émergence d’un néocolonialisme chinois en Afrique, ou même en Birmanie, où le régime militaire ne tient que parce que le pays est devenu une colonie économique de la Chine. Oui, l’empire américain reste une cible. Mais nous avançons désormais vers un monde multicentrique. Il faut analyser la situation sans jamais perdre de vue la source du problème. Le capitalisme reste l’ennemi. Je reste, ici, marxiste. Même si c’est le système le plus productif, le plus dynamique, nous devons nous concentrer sur la façon dont tous nos problèmes sont générés par la dynamique capitaliste.
Qu’est ce que pour moi, l’universalisme ? Il ne s’agit pas d’exporter le modèle européen. Prenons l’exemple des antagonismes dont l’Iran est aujourd’hui le théâtre. D’un côté, se trouvent les réformateurs pro-occidentaux. Je ne les aime pas. De l’autre, il y a la ligne fondamentaliste d’Ahmadinejad, que je rejette. Mais Moussavi  représente, je crois, tout autre chose.  La  mobilisation de ses partisans fait revivre ce potentiel émancipateur dont fut malgré tout marquée la révolution khomeyniste, qui ne fut pas simplement une révolution conservatrice, cléricale. C’est dans ce potentiel émancipateur que se situe l’universalisme. Chaque pays doit inventer son propre universalisme. C’est cela, la formule propre de l’universalisme.

Les fondamentalismes eux-mêmes s’inscrivent-ils dans cette dynamique capitaliste ?
Slavoj Zizek. Les médias nous disent que la grande bataille d’aujourd’hui oppose la civilisation démocratique, libérale, multiculturelle, tolérante, permissive, aux différentes formes d’islamo-fascisme, de fondamentalisme religieux. Non ! Précisément, ce n’est pas là la bataille principale. Je n’aime pas ce terme d’islamo-fascisme. Mais si nous l’acceptons quand-même, nous devons nous souvenir de la très belle thèse de Walter Benjamin, qui voyait derrière chaque fascisme, une révolution manquée.  L’occident, de ce point de vue, porte une lourde responsabilité. Il y avait, il y a encore 30 ans, une gauche laïque très forte dans les pays arabes. L’occident a pris une décision proprement catastrophique, en désignant cette gauche laïque, du fait de ses connexions avec l’Union soviétique, comme l’ennemi principal, et en soutenant, pour des raisons stratégiques, les fondamentalistes. Toutes les grandes figures du fondamentalisme, Ben Laden le  premier, furent des amis, voire des agents de la CIA. Voilà la tragédie des Etats-Unis. Lorsque j’étais jeune, nous aimions ce slogan, « Pense globalement, agis localement ». Les Etats Unis font l’exact contraire. Ils pensent localement et agissent globalement.
Prenons l’Irak. Je n’ai aucun amour pour Saddam Hussein. C’était un monstre. Mais lors de son procès, son crime principal, c’est-à-dire l’attaque contre l’Iran, a étrangement disparu de l’accusation en dix points. Parce que tout le monde l’avait soutenu dans cette attaque. Les Etats-Unis eux-mêmes lui ont fourni non seulement le gaz, mais aussi les photos satellites pour s’en prendre aux unités iraniennes. Les Etats-Unis ont condamné l’usage du gaz contre les Kurdes. Mais pas contre les Iraniens, considérés comme des « fous religieux ».
Autre chose. N’oublions pas qu’à l’exception des cinq dernières années où, pour des raisons stratégiques, il s’est présenté comme un défenseur de l’Islam, Saddam Hussein, tout au long de son règne, a exalté une sorte de sécularisme patriotique panarabe. Pendant la première décennie, il a encouragé l’émergence d’une classe moyenne très forte, avec les femmes probablement les plus émancipées de tout le monde arabe. Les Etats-Unis sont officiellement intervenus en Irak pour promouvoir les libertés. Mais, même mesuré à l’aune des standards d’un libéralisme très ordinaire, le résultat social de l’intervention des Etats-Unis, c’est le recul des libertés et la montée du fondamentaliste.

N’est-il pas illusoire de vouloir faire renaître l’idée communiste en « recommençant à zéro », comme vous le proposez ? Ne faut-il pas assumer l’héritage révolutionnaire, celui d’Octobre 17, de la Commune de Paris, de la Révolution française ?
Slavoj Zizek. Je ne parle pas ici de renoncement. Je me situe dans une tradition. Celle de Lénine, de Robespierre. Peut être l’opération idéologique la plus dégoûtante de ces dernières années a-t-elle consisté à présenter Robespierre comme un fou meurtrier, honnête mais fanatique. C’est vite oublier qu’il y a eu plus de liquidation dans les semaines qui ont suivi la réaction thermidorienne que sous tout le règne de la Terreur ! Bien sûr, comme à ce moment là ce sont des gens ordinaires qui ont été liquidés, cela ne compte pas ! La grandeur absolue des Jacobins est illustrée, à mes yeux, par l’évènement mondial à travers lequel la Révolution française est effectivement devenue un authentique évènement universel : la révolution haïtienne. Le moment le plus sublime du jacobinisme est celui où les Noirs d’Haïti sont venus à la Convention nationale et ont été immédiatement acceptés comme absolument égaux.
J’aime à utiliser ce terme de répétition Il ne s’agit pas d’une répétition pour reproduire la même chose. Nous devons répéter, non pas ce que les Jacobins ont fait, mais ce qu’ils ont échoué à faire.
Je suis ici assez radical. Cela suscite l’horreur des libéraux, mais je reste fidèle aux quatre éléments de ce que Badiou a appelé l’idée du communisme : l’égalitarisme, le volontarisme, la confiance au peuple et la Terreur. Par exemple, pour surmonter la crise écologique, nous avons besoin de tout cela. Nous avons besoin de terreur, pas au sens du goulag stalinien, mais au sens d’une certaine discipline sociale, basée sur la confiance envers le peuple.

Ici, vous vous défendez de vouloir réduire le communisme à une « idée régulatrice », au sens kantien…
Slavoj Zizek. Il y a sur ce point une petite différence entre Badiou et moi. Badiou est ici, à mon avis, un peu trop kantien. Je reste plutôt, quant à moi, un communiste marxien. Il est clair que Badiou, lui, veut être, au fond, avec tout son respect pour Marx, un communiste « postmarxiste ». Il ne s’agit pas, pour moi, d’énumérer les conditions qui rendraient le communisme nécessaire. Mais il ne suffit pas de dire « idée ». Nous devons analyser, discerner, identifier d’une façon immanente, dans le capitalisme global, les antagonismes qui ouvrent, de nouveau, le champ d’une bataille communiste, la possibilité d’une réponse communiste. Je ne suis évidemment pas un déterministe marxisteà l'ancienne. Je ne dis pas que le communisme est « nécessaire ». Non, rien n’est nécessaire. Mais nous sommes face à une situation ouverte. Ici je suis d’accord avec Badiou, lorsqu'il dit que nous avons besoin de réaffirmer un peu de volontarisme. Pas un volontarisme pur, mais un volontarisme au sens, pour le dire dans des termes lacaniens, d’un communisme sans Grand Autre. Il y a, dans le communisme traditionnel, cette métaphore horrible du train de l’histoire. Je ne crois pas à cela. Je préfère la métaphore très belle de Benjamin, de nouveau, qui dit que le but est précisément d’arrêter le train avant la catastrophe.
La plupart de ceux qui se réclament de la gauche ont en réalité adopté les thèses de Fukuyama sur la « fin de l’histoire ». Ils se contentent dès lors de parler de capitalisme global à visage humain, avec un peu plus d’égalité, de solidarité. Mais le cadre reste le même. Au contraire, nous devons ressusciter ce qui fut la grande tradition de gauche, en procédant à une analyse concrète pour identifier les problèmes cruciaux insolubles, à court et à long terme, dans le cadre du capitalisme global. C’est là, je crois, le grand devoir de tous les intellectuels d’aujourd’hui.

Pourquoi n’abordez-vous pas de front la question de la propriété ?
Slavoj Zizek. Je n’ai pas de problème avec cette question, j’y consacre d’ailleurs un chapitre de mon prochain livre. Je reste ici un marxiste traditionnel. Mais le capitalisme global ne se fonde plus sur la propriété privée individualisée au vieux sens du terme. Prenons une entreprise d’aujourd’hui. Elle est dirigée par un manager et sa structure de propriété est très opaque, impliquant un réseau complexe de conglomérats et de banques.  On pourrait même imaginer un capitalisme très brutal où nous serions, en dernière instance, à un niveau abstrait, tous propriétaires. Le problème réside donc davantage, à mon sens, dans le fonctionnement capitaliste que dans la structure de propriété.

Est-ce à dire que vous écartez  la perspective de nationalisations ?
Slavoj Zizek. Je suis, sur ce point, très ouvert. Je n’ai pas de formule claire. Je n’ai rien contre les nationalisations. Le problème est d’éviter le vieux piège de l’étatisme. S’il y a une leçon à tirer de l’échec de l’Union soviétique, c’est que le dirigisme de l’économie nationalisée ne fonctionne que dans une certaine étape de développement industriel traditionnel. Cela dit, je ne dit pas qu’il faut libéraliser. La seule solution que j’entrevois est celle d’un Etat soutenu par un mouvement populaire, par des groupes de pressions extra-parlementaires. De ce point de vue, l’expérience d’Evo Morales me paraît très intéressante. Il a réussi une chose incroyable : susciter une puissante mobilisation de la majorité silencieuse des indigènes. Ce point est crucial, il ne dispose pas seulement d’une majorité parlementaire. Il est soutenu par une mobilisation permanente de la majorité.

C’est cela que recouvre votre « dictature démocratique du prolétariat » ?
Slavoj Zizek. Oui, pourquoi pas ! Cela suscite l’horreur de mes amis, mais je crois que nous devons garder ce terme, « dictature du prolétariat ». Cela reste, formellement, une démocratie. Mais le dynamisme politique n’est pas, en dernière instance, déterminé par les élections, par les résultats d’un vote. Il y a un autre mécanisme de pression. A ce niveau, je n’ai rien contre la démocratie. Je ne regrette pas les régimes de l’est. Moi-même, j’ai eu de nombreux problèmes comme dissident. Je n’ai donc aucune nostalgie pour ces régimes-là.
Ici, le terme de prolétariat ne désigne pas exclusivement la classe ouvrière, mais tous les non-privilégiés, les exclus, les immigrés, tous ceux qui, comme le dit Jacques Rancière, représentent la part des sans part. Ce n’est pas la question de la dictature au sens de l’Etat. Le problème est celui du standard. Qui pose la mesure ? Dans chaque structure hiérarchique, il y a toujours un groupe « plus égal » que les autres, pour reprendre l’expression de George Orwell. Nous sommes tous égaux, dans la société bourgeoise, mais certains sont plus égaux que d’autres. Ceux là posent la mesure même de l’égalité. Or ce sont les exclus qui devraient poser la mesure.

Qu’entendez vous par « faire fonctionner l’Etat sur un mode non étatique » ?
Slavoj Zizek. La Bolivie d’aujourd’hui offre un bon exemple : l’Etat, pour fonctionner, étendre sa politique, doit se lier ou interagir avec une mobilisation directe, populaire.
La démocratie représentative ne renvoie pas seulement, quantitativement, aux opinions, mais plus fondamentalement, à un modèle de citoyenneté, à une certaine logique de l’espace politique. J’aime beaucoup cette idée, qui peut paraître très cruelle, selon laquelle en démocratie, le peuple ne veut pas vraiment décider. Je veux l’apparence de la décision, mais au fond, je veux que l’on me dise quoi décider. La démocratie libérale ne fonctionne pas sur le mode du choix véritable. La condition du choix, c’est de faire un bon choix, guidé par les « opinions d’experts ». C’est une logique plébiscitaire. Une démocratie où, pour le dire dans des termes naïfs, le peuple déciderait vraiment, implique le dépassement du cadre de la démocratie parlementaire représentative. Pas au sens d’une dictature directe, mais au sens d’une mobilisation populaire.

Vous rejetez le concept de « totalitarisme ». Pourquoi le trait d’égalité entre communisme et nazisme est-il selon vous inacceptable ?
Slavoj Zizek. Tirer un trait d’égalité entre communisme et nazisme, c’est rejoindre les vieilles thèses des révisionnistes, qui présentent le nazisme comme une copie de la terreur bolchevique. Dans les pays baltiques, le résultat de ce raisonnement est la réhabilitation de vieux collaborateurs du régime nazi au nom de leur combat contre le communisme et pour la « liberté ».
Le stalinisme fut une horreur. Mais il est le fruit d’une révolution pervertie. D’où ce phénomène de la dissidence.  La répression stalinienne s’est d’ailleurs d’abord abattue sur le parti lui-même. Entre 1934 et 1937, plus de 65% des membres du comité central du PCUS ont été liquidés, signe d’un antagonisme à l’intérieur même du régime. La cible des purges fut la nomenklatura elle-même. On ne retrouve rien de tel dans le nazisme. Pour le dire dans des termes stupidement simples, il n’y a pas d’énigme dans le fascisme. Les nazis ont prévenu qu’ils avaient l’intention de faire des choses horribles. Ils ont pris le pouvoir, ils ont fait exactement ce qu’ils avaient annoncé.  La tragédie propre est dans le stalinisme, puisque cela avait commencé par un projet d’émancipation.  Nous devons insister sur cette différence fondamentale. Je ne justifie rien. Je dis même que d’une certaine manière, la terreur stalinienne a été, non pas pire, mais plus irrationnelle. Précisément parce que c’est une révolution trahie. Et je suis, sur ce point, très lucide. Je ne crois pas, comme les trotskystes, que le cours des choses eut été changé si Lénine avait survécu quelques années de plus.

Vous critiquez sévèrement, dans ce livre, l’idée de « tolérance » et le relativisme culturel…
Slavoj Zizek. Je reste un eurocentriste !  Je rejette absolument la relativisation de l’héritage des Lumières françaises, réduites à un phénomène local.  Pour moi l’universalisme est crucial dans ce débat. Je rejette totalement cette idée d’une pluralité de cultures, de modes de vie qui devraient « dialoguer ». Si vous êtes insomniaque, prenez donc un de ces livres publiés par l’Unesco pour célébrer la diversité culturelle ! Non, toutes les cultures ne sont pas formidables ! Chaque culture sécrète sa propre oppression. La seule universalité que je reconnais, c’est l’universalité de la bataille. Je suis allé récemment en Inde, théâtre d’importantes luttes des Intouchables, les Dalits. Lorsqu’on évoque l’Inde, on ne parle jamais du système des castes. Mais il est toujours en place, et détermine la vie quotidienne. Il y a même des hiérarchies parmi les Dalits : au plus bas, on trouve ceux qui sont employés au nettoyage des toilettes publiques. Ils sont engagés dans un important combat pour leur réhabilitation. Les Dalits n’aiment pas beaucoup Gandhi. Parce que celui-ci n’a pas aboli les castes. Sa solution a simplement consisté à « reconnaître la dignité » de chaque caste. J’ai été frappé par le fait que les Dalits, qui sont au plus bas de l’échelle sociale, sont les plus universalistes. Ils n’acceptent pas cette idée d’ordre hiérarchique. Au contraire, pour les Brahmanes tenants de théories culturelles, il ne faudrait pas juger ce système du point de vue de l’égalitarisme occidental. Mais non ! Il faut demander aux Dalits, régulièrement accusés de vouloir détruire une grande culture, et même d’être néocolonialistes, ce qu’ils pensent de ce système! Ici, nous devons nous tenir du côté des Dalits ! Là se situe pour moi l’universalité de bataille.

Pourquoi vous définissez-vous comme un pro-palestinien ?
Slavoj Zizek. Lorsque j’ai publié Bienvenue dans le désert du réel, quelques journaux de droite, en Israël, m’ont accusé de véhiculer une propagande antisémite, tandis que le quotidien égyptien Al Ahram présentait ce livre comme le réceptacle d’une propagande perfide et insidieuse en faveur du sionisme. Les choses sont claires : je combats sans concession l’antisémitisme. Aucune forme d’antisémitisme ne saurait être justifiée. Et j’assume, dans le même temps, une éthique pro-palestinienne, qui  s’est formée au contact d’amis israéliens.
Ma thèse est la suivante : bien sûr, je suis contre le terrorisme. Mais la clé du problème, ce n’est pas le terrorisme. La clé du problème est en Cisjordanie, dans cette colonisation silencieuse, graduelle, dans cette occupation bureaucratique, dans cette réglementation légale qui prépare, pas à pas, c’est tout à fait clair, une annexion. Le problème est ce qui se passe quand rien ne se passe. On accepte sans cesse d’Israël de nouveaux plans, des projets de construction de milliers de nouveaux bâtiments, pas seulement dans la proximité des bâtiments israéliens existants, mais partout.
C’est un sujet tellement sensible que l’on m’a accusé d’être l’avocat d’un nouvel holocauste.  Que peut-on faire face à de telles accusations ? J’ai aussi critiqué les pays arabes, qui utilisent Israël comme un grand épouvantail pour masquer leurs problèmes internes. A commencer par ce royaume d’une corruption totale qu’est l’Arabie Saoudite.
Je me crée des ennemis partout, mais j’aime cela. Sartre, au milieu des années cinquante, se réjouissait d’être autant attaqué par l’Occident démocratique que par des communistes. C’était pour lui le signe qu’il avait emprunté la bonne direction.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui et Laurent Etre

Slavoj Zizek, Après la tragédie, la farce ou comment l'histoire se répète, Flammarion, 2010, 20 euros.
Par cabaret voltaire - Publié dans : Idées
Ecrire un commentaire - Voir les 0 commentaires - Recommander
Lundi 9 novembre 2009 1 09 /11 /2009 19:54
Historien de la colonisation, auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’immigration, Benjamin Stora juge suspecte l’injonction étatique à ouvrir un débat sur « l’identité nationale ». Pour lui, la mondialisation ou la construction européenne nourrissent, plus que l’immigration, une « crise de la question nationale » que la stigmatisation des immigrés et des Français d’origine étrangère ne saurait, en aucun cas, résoudre. Entretien.

 

Comment jugez-vous l’initiative gouvernementale prétendant définir « l’identité nationale » ?
Benjamin Stora. Cette initiative est très curieuse : elle ne correspond à aucune demande de définition de l’identité nationale émanant de la société. Cette question, en réalité, ne préoccupe ni le mouvement associatif, ni les partis politiques, ni les syndicats et ce que l’on appelle le mouvement ouvrier. C’est une proposition de débat qui vient d’en haut, de l’État. Là se situe le problème. Je me suis toujours méfié des initiatives étatiques relatives à l’écriture de l’histoire de la nation. On se souvient de la mobilisation des historiens contre la loi du 23 février 2005 définissant le système colonial comme « positif  ». Ce genre d’initiative trahit une sorte d’obsession de l’État, qui veut à tout prix encadrer, régir l’écriture de la nation française. Le « débat » voulu par Éric Besson va, en outre, se tenir dans des lieux hautement symboliques : les préfectures. Participer à un débat sur la nation française, sur l’histoire de France, en se rendant à des convocations en préfecture, là où sont délivrés ou refusés les papiers aux étrangers, voilà qui est franchement très spécial. Personnellement, je ne répondrai pas à une telle convocation. En revanche, je suis favorable à l’ouverture d’un débat sur l’histoire de France, jusque dans ses aspects – osons le mot ! – négatifs. De Vichy à la guerre d’Algérie, il y a beaucoup à dire sur l’histoire de France. Sur ses lumières, celles de la Révolution française, comme sur ses ombres, celles de la collaboration ou de la colonisation. Pour cela, les enseignants, qui sont en première ligne, ont besoin de moyens, et non pas d’injonctions. Ils n’ont pas besoin d’aller dans les préfectures pour transmettre l’histoire de ce pays et ses valeurs républicaines.

 

En quoi l’association des termes « identité nationale » et « immigration » pose-t-elle, en soi, problème ?
Benjamin Stora. Nous savons, aujourd’hui, que la crise de la question nationale, si elle existe, est liée à d’autres facteurs que l’immigration. Par exemple, la mondialisation culturelle ou la construction européenne. On ne peut pas nier les interrogations sur le devenir de la nation française dans le monde, dans l’espace européen ou dans l’espace méditerranéen. Ce sont là de vraies questions politiques, géostratégiques. Il faut redéfinir la question nationale en France au regard de ces nouvelles données. C’est une évidence. Mais faire de l’immigration l’unique facteur de définition ou de redéfinition de l’identité nationale est très problématique, pour ne pas dire plus. D’autant qu’est mobilisé, ici, un champ lexical dangereux, celui de la « fierté d’être français », un mot d’ordre aux visées xénophobes introduit par l’extrême droite française il y a une trentaine d’années.

 

Que vise, en termes de projet politique, l’ostracisme vis à vis d'une partie de la population sous-jacente à ce débat, tel qu’il est mené ?
Benjamin Stora. Ce débat ne vise malheureusement pas à unifier, à produire de la cohésion nationale. Il risque au contraire de procéder par stigmatisation. Aux antipodes de la recherche de boucs émissaires, il faudrait, au contraire, essayer d’agréger, d’intégrer toutes les mémoires, y compris les mémoires blessées, dans un même récit national. L’enjeu central et difficile est celui de la construction d’un nouveau récit républicain. Je plaide, pour ma part, pour l’ouverture et l’enrichissement de ce récit national, pour une transmission des valeurs de la République. Mais dans le refus de toute stigmatisation.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui


Dernier ouvrage paru :
le Mystère de Gaulle, son choix pour l’Algérie, Robert Laffont, Paris, 2009.


Par cabaret voltaire
Ecrire un commentaire - Voir les 0 commentaires - Recommander
Jeudi 29 octobre 2009 4 29 /10 /2009 09:53
Extraits d'un manifeste publié dans l'Humanité du 4 septembre 2007.

 

Les deux écrivains analysent le recul de civilisation que signifie le ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité et du Codéveloppement. Ils montrent comment, par cette initiative, la France trahit son plus grand message historique, « lde la liberté ». Ils appellent « toutes les forces humaines » à protester « par toutes les formes possibles » contre la création du « mur-ministère ».

Extraits(*)

 

Une des richesses les plus fragiles de l’identité, personnelle ou collective, et les plus précieuses aussi, est que, d’évidence, elle se développe et se renforce de manière continue, nulle part on ne rencontre de fixité identitaire, mais aussi qu’elle ne saurait s’établir ni se rassurer à partir de règles, d’édits, de lois qui en fonderaient d’autorité la nature. Le principe d’identité se réalise ou se déréalise parfois dans des phases de régression (perte du sentiment de soi) ou de pathologie (exaspération d’un sentiment collectif de supériorité) dont les diverses « guérisons » ne relèvent pas, elles non plus, de décisions préparées et arrêtées, puis mécaniquement appliquées.

Essayons d’approcher cette multiplicité complexe, jamais donnée comme un tout, ni d’un seul coup, que nous appelons identité. Un peuple ou un individu peuvent être attentifs au mouvement de leur identité, mais ne peuvent en décider par avance, au moyen de préceptes et de postulats. On ne saurait gérer un ministère de l’identité. Sinon la vie de la collectivité deviendrait une mécanique, son avenir aseptisé, rendu infertile par des régies fixes, comme dans une expérience de laboratoire. C’est que l’identité est d’abord un être dans le monde, ainsi que disent les philosophes, un risque avant tout, qu’il faut courir, et qu’elle fournit ainsi au rapport avec l’autre et avec ce monde, en même temps qu’elle résulte du rapport. Une telle ambivalence nourrit à la fois la liberté d’entreprendre et, plus avant, l’audace de changer.


Identité nationale

En Occident et d’abord en Europe, les collectivités se constituent en nations, dont la double fonction fut d’exalter ce qu’on appelait les valeurs de la communauté, de les défendre contre toute agression extérieure et, si possible, de les exporter dans le monde. La nation devient alors un État-nation, dont le modèle peu à peu s’impose et définit la nature fondamentale des rapports entre peuples dans le monde moderne. La communauté qui vit en État-nation sait pourquoi elle le fait, sans jamais pouvoir le figurer par postulats et théorèmes, c’est la raison pour laquelle elle exprime cela par des symboles (les fameuses valeurs), auxquels elle prétend attribuer une dimension « d’universel ». Une telle organisation est au principe des conquêtes coloniales, la nation colonisatrice impose ses valeurs et se réclame d’une identité préservée de toute atteinte extérieure et que nous appellerons une identité racine unique. Même si toute colonisation est d’abord d’exploitation économique, aucune ne peut se passer de cette survalorisation identitaire qui justifie l’exploitation. L’identité racine unique a donc toujours besoin de se justifier en se définissant, ou du moins en essayant de le faire. Mais ce modèle s’est aussi trouvé à l’origine des luttes anticolonialistes, c’est dans la revendication d’une identité nationale, héritée de l’exemple du colonisateur, que les communautés dominées ont trouvé la force de résister.

(…)

Faire-monde

Ainsi en plein XXIe siècle, une grande démocratie, une vieille République, terre dite des droits de l’homme, rassemble, dans l’intitulé d’un ministère appelé en premier lieu à la répression, les termes : immigration, intégration, identité nationale, codéveloppement. Dans ce précipité, les termes s’entrechoquent, s’annulent, se condamnent, et ne laissent en finale que le hoquet d’une régression. La France trahit par là une part non codifiable de son identité, un des aspects fondamentaux, l’autre en est le colonialisme, de son rapport au monde : l’exaltation de la liberté pour tous.

C’est vrai que l’espace démocratique est un champ de forces antagonistes extrêmement virulent. Que ce moins mauvais de tous les systèmes demande une attention de tout instant, et comme une vigilance de guerrier. C’est vrai aussi que nous avons abandonné l’idée d’une progression rectiligne de la conscience humaine, et appris que régression et avancée sont comme indissociables : là où s’intensifie la lumière, l’ombre s’affirme tout autant. (…).


Mur et relation

La tentation du mur n’est pas nouvelle. Chaque fois qu’une culture ou qu’une civilisation n’a pas réussi à penser l’autre, à se penser avec l’autre, à penser l’autre en soi, ces raides préservations de pierres, de fer, de barbelés, ou d’idéologies closes, se sont élevées, effondrées, et nous reviennent encore dans de nouvelles stridences. Ces refus apeurés de l’autre, ces tentatives de neutraliser son existence, même de la nier, peuvent prendre la forme d’un corset de textes législatifs, l’allure d’un indéfinissable ministère, ou le brouillard d’une croyance transmise par des médias qui, délaissant à leur tour l’esprit de liberté, ne souscrivent qu’à leur propre expansion à l’ombre des pouvoirs et des forces dominantes.

La notion même d’identité a longtemps servi de muraille : faire le compte de ce qui est à soi, le distinguer de ce qui tient de l’autre, qu’on érige alors en menace illisible, empreinte de barbarie. Le mur identitaire a donné les éternelles confrontations de peuples, les empires, les expansions coloniales, la traite des nègres, les atrocités de l’esclavage américain et tous les génocides. Le côté mur de l’identité a existé, existe encore, dans toutes les cultures, tous les peuples, mais c’est en Occident qu’il s’est avéré le plus dévastateur sous l’amplification des sciences et des technologies. Le monde a quand même fait Tout-Monde. Les cultures, les civilisations et les peuples se sont quand même rencontrés, fracassés, mutuellement embellis et fécondés, souvent sans le savoir.

La moindre invention, la moindre trouvaille, s’est toujours répandue dans tous les peuples à une vitesse étonnante. De la roue à la culture sédentaire. Le progrès humain ne peut pas se comprendre sans admettre qu’il existe un côté dynamique de l’identité, et qui est celui de la relation. Là où le côté mur de l’identité renferme, le côté relation ouvre tout autant, et si, dès l’origine, ce côté s’est ouvert aux différences comme aux opacités, cela n’a jamais été sur des bases humanistes ni d’après le dispositif d’une morale religieuse laïcisée. C’était simplement une affaire de survie : ceux qui duraient le mieux, qui se reproduisaient le mieux, avaient su pratiquer ce contact avec l’autre : compenser le côté mur par la rencontre du donner recevoir, s’alimenter sans cesse ainsi : à cet échange où l’on se change sans pour autant se perdre ni se dénaturer.

(…)

L’imaginaire libre .

Les murs qui se construisent aujourd’hui (au prétexte de terrorisme, d’immigration sauvage ou de dieu préférable) ne se dressent pas entre des civilisations, des cultures ou des identités, mais entre des pauvretés et des surabondances, des ivresses opulentes mais inquiètes et des asphyxies sèches. Donc : entre des réalités qu’une politique mondiale, dotée des institutions adéquates, saurait atténuer, voire résoudre. Ce qui menace les identités nationales, ce n’est pas les immigrations, c’est par exemple l’hégémonie états-unienne sans partage, c’est la standardisation insidieuse prise dans la consommation, c’est la marchandise divinisée, précipitée sur toutes les innocences, c’est l’idée d’une « essence occidentale », exempte des autres, ou d’une civilisation exempte de tout apport des autres, et qui serait par là même devenue non humaine. C’est l’idée de la pureté, de l’élection divine, de la prééminence, du droit d’ingérence, en bref, c’est le mur identitaire au coeur de l’unit,é diversité humaine.

(….)

Mondialité

La mondialité (qui n’est pas le marché-monde) nous exalte aujourd’hui et nous lancine, nous suggère une diversité plus complexe que ne peuvent le signifier ces marqueurs archaïques que sont la couleur de la peau, la langue que l’on parle, le dieu que l’on honore ou celui que l’on craint, le sol où l’on est né. L’identité relationnelle ouvre à une diversité qui est un feu d’artifice, une ovation des imaginaires.

La multiplicité, voire l’effervescence, des imaginaires repose sur la présence vivifiante et consciente de cela que toutes les cultures, tous les peuples, toutes les langues, ont élaboré en ombres et en merveilles, et qui constitue l’infinie matière des humanités. La vraie diversité ne se trouve aujourd’hui que dans les imaginaires : la façon de se penser, de penser le monde, de se penser dans le monde, d’organiser ses principes d’existence et de choisir son sol natal. La même peau peut habiller des imaginaires différents. Des imaginaires semblables peuvent s’accommoder de peaux, de langues et de dieux différents. Mme Condoleezza Rice relève du même imaginaire que M. George W. Bush, et n’a rien à voir avec M. Mandela ou avec Martin Luther King.

(…).


De la repentance

Face à de tels bouleversements, il y a des équilibres économiques, des aléas sociaux, des exigences de politique intérieure à inventer, maintenir ou réparer. Les flux excessifs d’immigration, des pays pauvres vers les pays riches, peuvent être équilibrés par un grand nombre de mesures qui ne seraient pas à caractère immédiat et irrévocable : par exemple, l’entreprise délibérée et proclamée d’une stabilisation juste de l’économie mondiale, le rétablissement des revenus des matières premières des pays du Sud, le transfert systématique des technologies, partout où cela serait possible, l’établissement patient, obstiné d’un réseau Nord-Sud de commerce durable et équitable. Il y a là les principes d’une grande politique pour une nation, qui de les proclamer et de les étudier et de commencer à les mettre en pratique, se grandirait. C’est à chacun de mesurer son degré de prudence, l’éclat de son audace, la hauteur de sa vue.

Mais la folie serait de croire inverser par des diktats le mouvement des immigrations. Dans le mot « immigration » il y a comme un souffle vivifiant. L’idée d’« intégration » est une verticale orgueilleuse qui réclame la désintégration préalable de ce qui vient vers nous, et donc l’appauvrissement de soi. Tout comme l’idée de tolérer les différences qui se dresse sur ses ergots pour évaluer l’entour et qui ne se défait pas de sa prétention altière.

(…).


L’appel

Les murs menacent tout le monde, de l’un et l’autre côté de leur obscurité. C’est la relation à l’autre (à tout l’autre, dans ses présences animales, végétales, environnementales, culturelles et humaines) qui nous indique la partie la plus haute, la plus honorable, la plus enrichissante de nous-mêmes.

Nous demandons que toutes les forces humaines, d’Afrique, d’Asie, des Amériques, d’Europe, que tous les peuples sans États, tous les « républicains », tous les tenants des « droits de l’homme », que tous

les artistes, toute autorité citoyenne ou de bonne volonté élèvent, par toutes les formes possibles, une protestation contre ce mur-ministère qui tente de nous accommoder au pire, de nous habituer à l’insupportable, de nous faire fréquenter, en silence, jusqu’au risque de la complicité, l’inadmissible.

Tout le contraire de la beauté.

Toutes les initiatives en rapport avec cet appel seront répertoriées sur le site de l’Institut du Tout-Monde.

www.tout-monde.com

 

(*) Le texte intégral est paru chez Galaade Éditions, sous le titre Quand les murs tombent. L'identité nationale hors la loi.

(1) Prix Goncourt pour Texaco, 1992

(2) Prix Renaudot pour la Lézarde, 1958

Par cabaret voltaire
Ecrire un commentaire - Voir les 0 commentaires - Recommander
Mercredi 28 octobre 2009 3 28 /10 /2009 21:55

Entretien avec Bénamar Médiène, professeur d'histoire de l'art, écrivain, ami du dramaturge, auquel il a consacré une biographie, Kateb Yacine, le coeur entre les dents.

 

Où réside la singularité de l'écriture et du théâtre de Kateb Yacine?

Bénamar Médiène. L'écriture de Kateb est complètement décentrée des systèmes narratifs dominant au début des années 50. Ce qui frappe, c'est sa capacité à soulever littéralement la langue, à l'arracher à ses structures académiques et romanesques pour la constituer en boulets de phrases et de mots qui désarçonnent le lecteur. Il a commencé à écrire vers 17, 18 ans, sans être allé au lycée. Cette avalanche poétique, dans la tête d'un jeune collégien, doit beaucoup à son parcours personnel. Issu d'une famille de lettrées, il entretenait une étroite relation avec son grand-père, magistrat de droit musulman, poète, grand nostalgique de Cordoue et de l'âge d'or andalous. Très tôt, aussi, Kateb est devenu le protégé d'un juge de paix de Sétif, un original, un « libéral », dans l'acception de l'époque, qui lui a ouvert sa bibliothèque. Le jeune homme y a découvert Lamartine, Nerval, Lautréamont, et surtout Baudelaire et Rimbaud, qui l'enivrent, au sens soufi du terme.

 

Quel rôle jouent la rencontre avec celle qui deviendra Nedjma, puis le soulèvement et les massacres du 8 mai 1945 ?

Bénamar Médiène. Ce sont des évènements fondateurs. La rencontre avec cette cousine, qui deviendra, dans son oeuvre, Nedjma, est un séisme amoureux, au parfum vénéneux d'adultère. Elle a 26 ans ans, il en a 16, ils deviennent amants. Tous les éléments de la tragédie sont réunis. Il y a aussi du Rimbaud dans cet amour, dans ce dépassement des interdits, dans cet accès au trouble du corps et de l'esprit. Une impossible passion le calcine, lorsque prend corps une autre tragédie, historique, celle-là. Le 8 mai 1945, il est dans la foule. « Le peuple est devenu visible. Je l'ai vu, il rugissait, il n'avait que sa rage et ses poings », a-t-il dit de ce soulèvement. La sanglante répression qui suivit, cette tragédie collective fut en même temps, pour lui, une tragédie intime. Son arrestation fit perdre la raison à sa mère, qui le croyait mort. Voilà dans quelles conditions s'est forgée la conscience politique de ce jeune garçon. C'est cette conscience qui nourrira une oeuvre poétique, romanesque et dramatique hantée par les fantômes du 8 mai. « Nedjma » est une forme sublimée et jamais achevée de ce qu'il a alors vécu. Cette quête de soi, cette quête politique de liberté est rebelle à toute temporalité linéaire, elle s'inscrit en fait dans une sorte de présent continu.Aux yeux de Kateb, amour, progrès et liberté ne sauraient connaître d'achèvement. Il relèvent d'un constant retour du même, mais un même métamorphosé, dans une dialectique permanente.

 

Qui sont les personnages de « Nedjma »? 

Bénamar Médiène. Ces jeunes gens dessinent un Kateb fragmenté. Au centre, Nedjma est comme une polarité insaisissable, que personne ne peut posséder, amante de l'un et de l'autre, mais jamais soumise à aucun des trois hommes. Ce sont des personnages inachevés. Nous sommes en 1945 : ces jeunes hommes, éblouis par Nedjma, tentent, sans y parvenir, de devenir des acteurs politiques. Ils incarnent ce moment où l'Algérie est « tendue comme une catapulte », selon l'expression de Kateb.

 

Pourquoi cette fascination de Kateb pour les grandes figures révolutionnaires? 

Bénamar Médiène. Il était fasciné par la Révolution française, par la Terreur, par Saint-Just et Robespierre, auquel il consacra une pièce, « Le Bourgeois sans culotte ou le spectre du parc Monceau », créée en 1988 au Festival d'Avignon. Staline suscitait, chez lui, les mêmes sentiments. Non pas qu'il fut stalinien, mais ces figures historiques incarnaient à ses yeux la quintessence du tragique universel à l'oeuvre dans l'histoire.

 

Quel militant était-il? 

Bénamar Médiène. C'était un communiste individualiste, anticonformiste, attaché à deux dates fondatrices : 1789 et 1917. Ses meilleurs amis étaient des communistes. La militance a commencé pour lui à « Alger républicain », où il rencontra, à la fin des années 40, Henri Alleg, Boualem Khalfa, Mohammed Dib. Ses facéties tranchaient avec le sérieux de ces dirigeants communistes. Envoyé en reportage à la Mecque, il bifurqua vers le Soudan, d'où il envoya des articles tellement détaillés sur le pèlerinage que la rédaction n'y vit que du feu. Henri Alleg ne sut la vérité que bien longtemps après. Cette indiscipline du poète qui se fie à l'instinct, au désir d'aller ailleurs que vers le but désigné provoqua, à Alger Républicain, quelques éclats de voix. L'attachement à l'idéal d'émancipation des peuples se conjuguait, chez lui, à une irréductible liberté de création. Le poète, disait-il, est « celui qui fait la révolution à l'intérieur de la révolution ».

 

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui

 

Bénamar Médiène, Kateb Yacine, le coeur entre les dents, préface de Gilles Perrault, Robert Laffont 2006.

 

Une soirée d'hommage à Kateb Yacine aura lieu le mercredi 9 décembre 2009 à 18h30 à l'Institut du Monde Arabe. « Kateb yacine, le coeur entre les dents », textes de Benamar Mediene, dits par Fellag, Marianne Epin et Sid-Ahmed Agoumi et chants berbères de Fettouma Bouamari. (Entrée libre et gratuite)
Par cabaret voltaire - Publié dans : Culture
Ecrire un commentaire - Voir les 0 commentaires - Recommander
Mercredi 28 octobre 2009 3 28 /10 /2009 21:49
Portrait . Koltès s’est voué au théâtre comme on « risque sa vie ». De cette gageure est née une oeuvre révolutionnaire, au sens esthétique et politique.

 

Bernard-Marie Koltès est disparu il y a vingt ans, le 5 avril 1989, à quarante-quatre ans, emporté par le sida. Il laisse des pièces ciselées comme des pièces d’orfèvrerie, des univers lugubres, nuits trouées de lumière, peuplées d’indésirables, de parias, de damnés de la terre. Des prolétaires, des Noirs, des truands, des squatteurs, des prostituées, des dealers. Autant de personnages dont l’exploration « psychologique » l’intéresse moins que les « puissances » dont ils sont le siège et par lesquelles ils sont littéralement « agis ». « Dans les rapports entre les personnes, c’est un peu comme deux bateaux posés chacun sur deux mers en tempête, et qui sont projetés l’un contre l’autre, le choc dépassant de loin la puissance des moteurs. Bien au-delà du caractère psychologique petit, changeant, informe, il me semble y avoir dans chaque être cet affrontement, ce poids plus ou moins lourd, qui modèle avec force et inévitablement une matière première fragile - et le personnage est ce qui en sort, plus ou moins rayonnant, plus ou moins torturé, mais de toute façon révolté, et encore et indéfiniment plongé dans une lutte qui le dépasse », écrit-il dans l’une de ses Lettres (1), dont la publication, en avril dernier, offre un émouvant regard sur celui qui allait devenir l’un des dramaturges français les plus traduits et les plus joués dans le monde.

Ce fils de militaire, issu d’une famille bourgeoise de Metz, a embrassé des horizons radicalement étrangers à son milieu d’origine. Éprouvé, très jeune, par les répliques, en « métropole », du séisme algérien (le Retour au désert), frappé, lors d’un voyage au Nigeria, par la morgue de Blancs « exploiteurs et racistes », il nourrira, jusqu’au bout, comme Jean Genet, une indéfectible empathie pour les colonisés, ex-colonisés, immigrés, étrangers. Hanté par cette confrontation entre l’Afrique et ce qu’Antonin Artaud nommait le « mal blanc », il en tirera une fable éblouissante, Combat de Nègre et de chiens, parabole du pont impraticable et inachevé entre ces mondes, témoignage de l’exploitation forcenée des ouvriers noirs. La pièce fut créée par Patrice Chéreau, en 1983, au Théâtre des Amandiers, à Nanterre, point de départ d’une collaboration de dix ans entre l’auteur et le metteur en scène. Par la suite, que l’on put faire jouer le personnage d’Alboury par un Blanc, en Suède, ou par un comédien turc, dans une mise en scène en Allemagne, heurta profondément Koltès. « Je n’ai pas écrit un problème, mais un personnage », protestait-il.

Cet amour de l’Afrique, des Noirs, s’imprima de manière indélébile dans son imaginaire et dans son oeuvre. Comme les grands voyages qu’il entreprit : New York, le Canada, l’Amérique du Sud, la Russie, le Nicaragua, qu’il visite en pleine révolution sandiniste, « un merveilleux cauchemar ». De ces échappées, il rapporte des lieux, qu’il transforme en matrices dramatiques, comme Quai ouest, pièce inspirée d’un hangar désaffecté abritant des trafics sur les bords de l’Hudson River. Lieux et atmosphères reconstitués dans les moindres détails, par le jeune Koltès, dans de longues didascalies aux accents romanesques, par des successions de flashes permettant de saisir la complexité des situations et des interactions entre les êtres humains. Lieux consubstantiels aux histoires qu’ils accueillent et racontent. Car Koltès renoue, dans une époque dominée par le théâtre de l’absurde d’Ionesco et Beckett, avec la narration, avec les codes du théâtre classique, avec la construction d’intrigues. « Le roman, comme le théâtre, procède du désir et du plaisir de raconter une histoire », affirmait-il simplement. D’une fulgurance, un avis de recherche placardé dans le métro, il fit de la cavale d’un tueur en série italien une épopée au souffle épique, Roberto Zucco, sa dernière pièce, source d’un bruyant scandale.

Poète des marges, dynamiteur des normes, Koltès est aussi un poète de la solitude, à la fois souffrance absolue et condition, selon lui, d’un nécessaire et authentique dialogue avec soi. Long soliloque épuré de toute ponctuation, la Nuit juste avant les forêts fait retentir le cri de révolte d’un homme qui tente de retenir, par une parole frénétique, un inconnu croisé un soir au coin d’une rue. Il lui parle de tout, de l’amour, de son univers, une banlieue grisâtre et pluvieuse d’où le travail a décampé, rongée par l’ennui, le désoeuvrement, des fragments de nuits hantées de petites frappes guettant les boucs émissaires de passage.

Sans doute la pièce la plus « politique » de celui qui fut, aussi, pendant quatre ans, un ardent militant du Parti communiste, vers lequel l’avait poussé une solidarité à la fois rageuse et désespérée avec les exploités maintenus au plus bas de l’échelle sociale. « Jamais ma situation n’aura de mesure commune avec ceux dont la vie est détruite avant vingt ans par le travail, et qui n’ont, faute du luxe de la culture, tous ces refuges dans l’esthétisme, dans l’art, dans toutes ces nourritures pour ceux qui ont le temps », écrit-il à sa mère, en 1976. Jusqu’au bout, il sera mu par cette impérieuse nécessité de transgresser l’ordre insupportable du monde qui irrigue son oeuvre.

(1) Lettres, Bernard-Marie Koltès, Éditions de minuit, 2009.

Rosa Moussaoui

Par cabaret voltaire - Publié dans : Culture
Ecrire un commentaire - Voir les 0 commentaires - Recommander
Mercredi 28 octobre 2009 3 28 /10 /2009 21:45
Le porte-parole du LKP guadeloupéen accuse l’État de ne pas tenir ses engagements. Et met en garde contre une possible reprise de la mobilisation sociale dans l’île.

Vous avez prévenu, à la Fête de l’Humanité, que la mobilisation sociale pourrait reprendre en Guadeloupe. En quoi l’État ne respecte-t-il pas ses engagements après les accords signés en mars dernier ?

Élie Domota. Prenons l’exemple du prix des carburants. Il est prévu, dans le protocole du 4 mars, que l’État fasse rembourser les sommes qui nous ont été extorquées et que cet argent vienne alimenter un fonds pour la formation professionnelle des jeunes. Ce fonds n’a jamais vu le jour. Il était prévu que soit mis un terme au prélèvement de certaines taxes illégales, et que nous soyons remboursés. Cela n’a pas été fait. Il était prévu que soit mis un terme à cette histoire d’évaporation de l’essence qui contraint le consommateur à payer pour une essence qui n’existe pas. De ce côté-là non plus, pas de changement. Nous nous étions mis d’accord sur un véritable contrôle de la structuration des prix, associant tous les acteurs concernés, pour parvenir à une transparence totale sur les prix et l’origine du carburant. Là encore, rien n’a été fait. Au contraire, l’État prévoit une augmentation des prix des carburants. Ce n’est pas normal. Autre exemple, celui des salaires. L’accord Jacques-Bino prenait pour base de calcul le salaire de base, hors primes, hors accessoires. Or, pour le versement des 100 euros pris en charge par l’État par le biais du RSTA, la Sécurité sociale doit prendre en compte les primes et les accessoires de salaires. Ce qui exclut plusieurs centaines de salariés, jugés inéligibles au RSTA, alors que les employeurs, se basant sur l’accord Jacques-Bino, ont versé leur quote-part des 200 euros. On peut également citer l’exemple des prix. Pour compenser la baisse des prix de certains produits, la grande distribution s’est arrogé des augmentations sur d’autres références. Un rapport de l’autorité de la concurrence révèle pourtant que nous avions totalement raison. Ni l’octroi de mer ni le coût du transport ne peuvent justifier de telles marges. Il y a véritablement « pwofitasyon ». L’autorité de la concurrence le reconnaît. Que fait l’État ? Alors qu’il s’était engagé à mettre des brigades d’inspecteurs sur le terrain, à sanctionner les dérives, l’État ne fait absolument rien. En fin de compte, il se retrouve aujourd’hui dans la position de garant de la pwofitasyon. Nous n’acceptons pas cette situation. M. Sarkozy aime à répéter que la signature est un engagement, qu’il faut respecter la parole donnée. Nous disons donc à l’État : respectez vos engagements. Autrement, nous serons obligés de redescendre dans les rues.

L’accord interprofessionnel Jacques-Bino sur les salaires a été contesté, dès le départ, par le MEDEF, très hostile au préambule évoquant une « économie de plantation ». Où en est-on de l’extension de l’accord ? Élie Domota. L’accord a été étendu le 3 avril par M. Hortefeux, alors ministre des Affaires sociales. Mais cette extension-là montre bien que le gouvernement est au service du MEDEF. L’accord Jacques-Bino initial comprenait une clause de convertibilité. Celle-ci prévoyait que les entreprises reprennent, au bout de douze mois, les 50 euros versés par les collectivités et, au bout de trois ans, les 100 euros versés par l’État. À la demande du MEDEF, organisation patronale pourtant minoritaire en Guadeloupe, cette clause de convertibilité a été supprimée. D’où cette situation absurde : les 50 000 personnes concernées par la signature de l’accord Jacques-Bino initial bénéficieront de cette clause de convertibilité. Mais pas les 30 000 autres, couvertes par cette extension qui leur fera perdre 50 euros dans douze mois et 100 euros dans trois ans. Pour faire plaisir au MEDEF, le gouvernement a entériné une discrimination entre les salariés, mais aussi au niveau des employeurs. On peut dire qu’il y a distorsion de concurrence, puisque certains employeurs vont payer, alors que ceux qui ont refusé de négocier et de signer ne payeront pas. On voit bien là la connivence, la complicité, entre le MEDEF et l’État français.

Le mouvement contre la « pwofitasyon » a mis en cause les « rapports coloniaux » qui lient selon le LKP la Guadeloupe à l’Hexagone. Comment dépasser ce type de rapports ?

Élie Domota. Il faut changer radicalement ces rapports, ouvrir véritablement le débat. Cela concerne l’économie, la répartition des richesses, la formation, l’éducation, etc. La situation sociale qui prévaut en Guadeloupe ne peut s’expliquer sans évoquer le caractère colonial des liens qui unissent la Guadeloupe à la France. Beaucoup refusent de l’admettre, car ils bénéficient d’un certain nombre de privilèges. Mais nous, en bas de l’échelle, nous leur disons que nous sommes, comme eux, des êtres humains. Nous avons, nous aussi, le droit d’accéder au savoir, aux responsabilités. Et nous allons nous battre pour cela.

À vos yeux, la droite sarkozyste au pouvoir est-elle mue par l’idéologie colonialiste ? Élie Domota. L’ordre colonial est toujours là, il a perduré au gré des alternances politiques. Ce système-là, il faut le faire bouger, le faire exploser. Aujourd’hui, la Guadeloupe produit essentiellement de la canne et de la banane. Ce sont des cultures d’exportation, typiquement coloniales, qui ne sont pas destinées à nourrir les Guadeloupéens. Il faut transformer notre agriculture, la destiner prioritairement à nourrir les Guadeloupéens. D’autres choses sont à revoir. Nous avons un taux d’échec scolaire préoccupant. Le taux de chômage réel des jeunes atteint pratiquement les 60 %. Nous sommes vice-champions d’Europe du chômage des jeunes. Tout cela doit nous interroger sur les liens qui nous unissent à la France. On le voit bien, ce sont des liens qui nous infériorisent, nous assujettissent.

Vous avez fortement dénoncé les discriminations pendant le mouvement. Où en est-on aujourd’hui ?

Élie Domota. Nous ne constatons pas même un début de résolution de ce problème. M. Sarkozy a nommé une ministre des DOM-TOM guadeloupéenne, qui se trouve être, comme par hasard, la fille de Mme Michaux-Chevry. Sa promotion, pour nous, ne change rien, puisqu’elle est, elle aussi, au service du grand capital. Nous avons exigé, pendant le mouvement, une politique pour la jeunesse et l’insertion durable des jeunes. Là dessus, l’accord du 4 mars prévoyait un plan d’urgence pour la formation et l’insertion des jeunes. Or sur ce front non plus, rien, absolument rien n’a été fait. En fait, l’État traîne délibérément des pieds pour permettre aux capitalistes et aux békés de se refaire une santé. Mais le peuple guadeloupéen ne se laissera pas berner ainsi sans rien faire.

Le système capitaliste traverse actuellement une crise historique. Peut-on dire que le mouvement contre la pwofitasyon avait une dimension de remise en cause des logiques de ce système ?

Élie Domota. Oui, bien entendu. Le capitalisme et les rapports de domination capitalistes conduisent inexorablement à la barbarie. Ce système protège les privilèges de ceux qui passent leur temps à marcher sur les plus faibles au nom de la compétitivité, de la toute-puissance du marché. En face, on nous demande d’être « raisonnables ». C’est-à-dire, en réalité, d’accepter sans broncher les bas salaires, les licenciements, la casse des acquis sociaux au nom d’une prétendue « responsabilité ». M. Sarkozy nous montre la vraie nature de ce système. Je ne suis pas fondamentalement un pro-RSA. Mais je constate qu’il a cherché pendant des mois 1 milliard d’euros pour financer le RSA. Le même, en moins de deux heures, a mobilisé 360 milliards pour les banquiers. Ces mêmes banquiers qui se distribuent aujourd’hui l’argent entre eux sous forme de bonus faramineux. M. Sarkozy a convoqué les banquiers le 25 août dernier. Ils sont sortis de son bureau tout sourires. Comment ne pas voir là une connivence entre l’État et les milieux financiers ? Ce qu’il faut faire à notre sens aujourd’hui, c’est se mettre ensemble, dans l’unité et la solidarité les plus larges. Que les gens descendent dans les rues, envahissent l’espace public pour dire très clairement, dans un mouvement déterminé et engagé, qu’ils en ont marre de ne bénéficier que de miettes. Certains s’en mettent plein les poches, à ne plus savoir qu’en faire. Cet argent doit bénéficier à la majorité. Il faut que tout le monde puisse vivre.

L’unité sans faille affichée par le collectif LKP pendant la grève est-elle toujours de mise ?

Élie Domota. Le LKP n’est pas un mouvement spontané. C’est une accumulation, une addition de luttes, de victoires, de défaites, d’expériences qui remontent à des dizaines d’années. Chacune des organisations membres du LKP avait déjà participé, à un moment ou à un autre, à un travail unitaire. Nous avions monté ensemble, en 2004, un comité de lutte contre la répression antisyndicale. Nous travaillons ensemble depuis 2002 sur une plate-forme commune de la classe ouvrière. Nous faisons des 1er mai ensemble depuis le début des années 1990. S’unir, tous ensemble, fin 2008, n’a donc pas posé de problème majeur. Le LKP est l’aboutissement d’un processus de combats et d’expériences.

Vous avez participé pour la première fois cette année à la Fête de l’Humanité. Quelles sont vos impressions ?

Élie Domota. Des impressions extraordinaires. Ce que j’apprécie, c’est cette mixité de personnes de toutes les couleurs, de toutes les origines, de toutes les cultures. On passe des concerts aux débats, en passant par des moments de rencontres, d’échanges culturels autour de repas. C’est fabuleux. J’ai rencontré une foule de gens : des Mauritaniens, des Gabonais, des Ivoiriens, des Français, des militants du PCF, de la CGT ou d’autres syndicats. J’ai découvert un brassage que je n’avais jamais vu ailleurs. Tout cela dans une ambiance très conviviale. Voir ainsi des centaines de milliers de personnes en un même lieu, c’est incroyable. J’ai été très impressionné, aussi, de l’écho rencontré par notre lutte. Comme si notre combat avait transmis de la force à d’autres, à des milliers de kilomètres. Tout ce que je peux souhaiter, c’est que les travailleurs français et leurs organisations puissent se mettre ensemble pour lutter ensemble, dans un mouvement qui aille au-delà d’une journée. Le gouvernement et les capitalistes ne craignent pas les journées de mobilisation sans suite. Pour les obliger à négocier, pour instaurer un véritable rapport de forces, propre à les faire plier, il faut aller vers des grèves reconductibles.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui

Par cabaret voltaire - Publié dans : Politique
Ecrire un commentaire - Voir les 0 commentaires - Recommander
Mardi 28 juillet 2009 2 28 /07 /2009 12:48
Par cabaret voltaire - Publié dans : Actualité
Ecrire un commentaire - Voir les 0 commentaires - Recommander
Mardi 28 juillet 2009 2 28 /07 /2009 12:41
Entretien. Fils du grand écrivain algérien Kateb Yacine, le chanteur Amazigh Kateb se lance dans une carrière solo. Pour la sortie de son prochain album, il a choisi la date symbolique du 17 octobre.

« C’est Africain qu’il faut se dire ». Depuis quinze ans, Amazigh Kateb, fils du grand poète et dramaturge algérien Kateb Yacine, met en pratique et en musique la devise de son père. Après l’aventure de Gnawa Diffusion, le chanteur se lance en solo. Avec le même esprit révolutionnaire et toujours, au coeur, l’héritage culturel et musical des esclaves noirs que la traite transsaharienne déporta en Afrique du Nord. Rencontre.


Pourquoi entamer cette aventure en solo, après Gnawa Diffusion ?

Amazigh Kateb. J’ai créé Gnawa Diffusion à l’âge de vingt ans. J’en ai aujourd’hui trente-six. Je ne renie pas cette expérience. Je pense la même chose, mais différemment, avec d’autres envies, plus personnelles. Dans mon prochain album, j’aborde pour la première fois l’écriture de mon père. Je mets en musique certains de ses textes, chose qui m’était jusqu’alors impossible. J’étais trop endeuillé pour cela. Un groupe implique des concessions sur les textes, sur leur esthétique. Des concessions que je ne peux pas consentir s’agissant des textes de mon père. Ce rapport à la paternité, à la mort, je me voyais mal les appréhender au sein d’une entité collective. Le disque que je prépare est très lié à mon histoire, à l’Algérie, à la notion d’exil.


Quels textes de Kateb Yacine figureront dans cet opus ?

Amazigh Kateb. Je reprends « Bonjour », un texte de jeunesse extrait de l’OEuvre en fragments et « Africain », issu du même recueil. Ce sont des textes courts, poétiques, écrits alors qu’il n’avait pas encore vingt ans. Cette année 2009 est celle des vingt ans de la mort de mon père. Cela secoue chez moi énormément de choses. J’ai choisi de sortir l’album le 17 octobre. Ce jour-là, en 1961, la police de Papon a jeté des Algériens à la Seine, croyant tuer, ainsi, la révolte algérienne, la révolte tout court. Symboliquement, cette date me semblait appropriée. Ces gens ont jeté nos ancêtres dans la Seine. Ce jour-là, on ne jettera personne dans la Seine, on se jettera sur scène.


Que vous inspire l’idée de colonisation « positive » en vogue dans la France sarkozyenne ?

Amazigh Kateb. Une telle rhétorique ne m’étonne qu’à moitié. La France a opéré ces dernières années un tournant radicalement à droite. Depuis vingt ans que je vis ici, j’ai vu ce basculement. Il se traduit, entre autres, sur le terrain de la mémoire coloniale. Cette histoire rejaillit, alors même que la France ne l’a pas vraiment digérée. La guerre d’Algérie a laissé de profondes séquelles de part et d’autre de la Méditerranée. On peut reconnaître cela sans bénir les colons. En France, la droite parle des « effets positifs » de la colonisation, comme à l’époque de la pacification. En Algérie, cette histoire est instrumentalisée pour légitimer le FLN et le statu quo postcolonial.


Voyez-vous une issue à la crise algérienne et au désenchantement de la jeunesse qu’elle nourrit ?

Amazigh Kateb. L’Algérie ne vit pas sous un régime démocratique réel. Les choix des électeurs n’y sont pas respectés. Les orientations politiques y sont complètement schizophréniques. Le peuple est désarmé. Mais si aujourd’hui les Algériens parviennent encore à sourire, à être heureux, amoureux, c’est parce qu’ils sont en avance sur le système qui les maintient prisonniers. À l’archaïsme du système, ils répondent par la modernité de la débrouillardise. C’est le système D, grâce auquel les gens ouvrent çà et là quelques brèches de liberté. Dans ce pays, comme ailleurs dans le monde, il va falloir abattre les murs et les citadelles.


Vous sentez-vous proche des idées communistes dont se réclamait votre père ?

Amazigh Kateb. Ces idées-là m’ont forgé. Il me serait impossible de faire table rase de ces engagements. Nous ne sommes plus à la même époque, le monde a changé, je n’ai dans la poche aucune carte d’un parti communiste, mais il est clair que je me sens rouge. Je ne crois pas du tout aux discours sur une soi-disant « troisième voie » qui permettrait d’aménager le capitalisme. Tant que perdurera la domination du capitalisme, je me positionnerai vraiment à gauche. L’idée communiste ne relève pas seulement de la théorie. Elle est pétrie de la condition des ouvriers, de leurs luttes pour conquérir des droits dont nous jouissons encore aujourd’hui. Je ne peux pas renier cela. Nous sommes passés du statut d’esclave à celui de sujet, puis à celui de citoyen. Désormais, nous ne sommes plus des citoyens, mais des consommateurs, des estomacs sur pattes. Même les gens de gauche ont abandonné le terrain de la contestation idéologique. Ils sentent que ce système leur fait mal, ils le désapprouvent. Mais sans socle idéologique, toute révolte est vouée à l’échec. Les capitalistes, en face, n’attendent que cela : des réactions épidermiques, non réfléchies. Moi je rêve plutôt d’une révolution.


L’album, comme ceux de Gnawa Diffusion, est-il inspiré des musiques du Sud algérien ?

Amazigh Kateb. L’inspiration, les choix de composition restent constants, même si l’instrumentation change. J’ai choisi, aussi, de privilégier davantage les textes, le chant. L’une des chansons, intitulée Mosiba (catastrophe), évoque l’Algérie d’aujourd’hui. J’en ai composé une autre, encore, à partir de l’argot amoureux plutôt cru forgé, ces dernières années, par les adolescents algériens. Cet album sera sans doute moins rock’n’roll, mais il intègre des influences urbaines. Certains morceaux restent très acoustiques, typiquement chaabi. D’autres, enfin, s’inscrivent dans la tradition gnawa, avec les choeurs, les karkabou, le guembri. Cette musique gnawa fait désormais partie de mon identité. C’est elle qui relie mon déracinement et mes origines. Elle m’a permis de trouver un langage dans l’exil. Cette musique gnawa exprime aussi la liberté : comme le gospel, c’est une musique d’esclaves. Je me retrouve dans cette identité africaine, beaucoup plus vaste et accueillante aux autres qu’une identité étroitement algéro-algérienne sclérosée par la colonisation, l’arabisation, la « bouteflikisation ».


Il y a vingt ans, Kateb disparaissait. Son oeuvre est-elle aujourd’hui reconnue, en France et en Algérie, à sa juste valeur ?

Amazigh Kateb. Son oeuvre fait l’objet de travaux, certaines de ses pièces de théâtres, comme Mohammed, prends ta valise, ont été montées. De nombreuses initiatives sont prévues pour commémorer les vingt ans de sa disparition.

De Kateb Yacine, on connaît d’abord son roman Nedjma. Mais l’essentiel de son oeuvre est poétique et théâtrale. Ces formes d’écriture ne s’accommodent d’aucun carcan. La poésie est faite pour être déclamée, mise en musique. Le théâtre, lui aussi, est un art vivant. Sans doute cette oeuvre n’a-t-elle pas encore été assez extirpée des livres.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui

 

Retrouvez toutes les dates de concert d’Amazigh Kateb sur son site : http://blog.amazighkateb.com

Par cabaret voltaire - Publié dans : Culture
Ecrire un commentaire - Voir les 0 commentaires - Recommander
Mardi 20 janvier 2009 2 20 /01 /2009 21:36
Les deux écrivains martiniquais explorent les possibilités ouvertes par l'évènement poétique que constitue à leurs yeux l'élection du premier président noir des Etats-Unis. Entretien.

Dans «°L'intraitable beauté du monde°», texte adressé au nouveau président des Etats Unis, vous adoptez une attitude à la fois bienveillante et lucide envers lui. Pourquoi avoir choisi ce ton ?

Patrick Chamoiseau. Ce texte ne s'inscrit pas dans « l'obamania ». Il tente, avant tout, de s'emparer de ce qui est devenu un champ de projection pour tous les imaginaires du monde. C'est un phénomène étonnant et colossal. Il nous a paru intéressant de l'explorer, mais aussi de le conditionner, avec toute la poétique d'Edouard Glissant.


A la relecture, ce texte me fait penser à une sorte d'incantation magique, presque obscure. Une expression créole me vient à l'esprit : « réciter ». « Réciter » sur quelqu'un ou quelque chose, c'est projeter une sorte d'incantation pour conditionner, transformer cette personne ou cet objet. Cette tentative d'exploration poétique du phénomène se double donc d'une volonté de construire l'Obama dont nous avons besoin. C'est une intervention qui vise à transformer ce possible, à «°réciter°» sur Obama pour qu'il évolue dans le sens que nous souhaitons.

Pourquoi voyez-vous dans ce moment de l'histoire des Etats-Unis le résultat de cette « créolisation » du monde que vous explorez depuis plusieurs décennies ? L'élection d'Obama va-t-elle accélérer encore ce processus ?

Edouard Glissant.
Je le crois. Il y avait jusque là quelque chose qui boitait dans le Tout-monde °: c'était le rapport des Etats-Unis au monde, au reste du monde. Lorsque s'est précisée la perspective de l'élection d'Obama, tous ont prédit un changement du regard du monde sur les Etats-Unis. Nous croyons pour notre part que c'est le contraire qui se produit : cet évènement va changer le regard que les Etats-Unis portent sur le monde. Dans leur relation au monde, les Etats-Unis étaient en réalité étrangement absents. La plus grande puissance du monde, qui décide de tout, ne connaît pas le monde. Elle n'a aucune idée de ce qu'est le monde. Pratiquement aucun états-unien ne savait, au moment du déclenchement de la guerre d'Irak, que celle-ci frappait une région du monde abritant une civilisation trois fois millénaire. Personne aux Etats-Unis ne le savait, sauf les spécialistes qui organisèrent le pillage systématique des musées de Bagdad. Cela peut changer désormais.

Vous revenez dans ce texte sur la façon dont la conquête de l'Ouest a forgé l'imaginaire états-unien et, par là, le rapport de ce pays au monde. Comment, avec une telle histoire, cette puissance peut-elle passer passer du mode de la domination à celui, que vous proposez, de la relation, dans son rapport au monde°?


Edouard Glissant. Nous savons qu'il faut changer les imaginaires des peuples. Mais ces imaginaires sont libres °: on ne peut pas les changer par un décret. Or avec l'élection de Barack Obama, à l'intérieur-même des Etats-Unis, de nombreux non dits commencent à être résolus.
Les plus grands héros de l'histoire des Etats Unis, les pères fondateurs comme Washington, Jefferson, étaient des possesseurs d'esclaves. On ne peut pas bâtir réellement une nation sur un tel non-dit. Je crois qu'Obama, par son élection-même, rature le non-dit. Il reprend l'histoire des Etats-Unis à la base et la rétablit. Et, le faisant, il rétablit une nouvelle manière de rapport avec le monde. Il n'est plus possible de considérer le monde comme un objet de conquête, de dispute militaire.



Pourtant, vous vous montrez critiques sur ce point. «°Nous ne sommes pas sûrs que le président Obama échappera au cercle fatal des prédéterminations impérialistes°», écrivez-vous. La guerre a Gaza a suscité un terrible sentiment d'injustice et d'arbitraire. N'est-il pas illusoire de croire que les Etats-Unis pourraient demain renoncer au soutien inconditionnel qu'ils apportent à l'Etat d'Israël°?

Edouard Glissant. Je crois aux mutations historiques. Ce n'est pas parce que des haines sont séculaires qu'elles sont infinissables. Des basculements sont possible. Je crois qu'Obama est un visionnaire, mais qu'il ne veut pas le laisser voir, parce qu'il sait pertinemment qu'être un visionnaire en politique est un handicap terrible. Pour contourner ce handicap, il a adopté une stratégie de ce qu'il faut dire au moment où il faut le dire. Peut-être a-t-il déjà commencé ce à quoi nous l'exhortons dans ce texte°: choisir des chemins de traverses quand les positions traditionnelles, figées, ne donnent rien. Si ce n'était pas le cas, il est certain que l'échec serait terrible. La seule chose qui resterait alors serait le symbole de l'élection d'un président noir.

L'espoir presque deraisonné que soulève Barack Obama n'est-il pas dangereux au regard des désillusions qui pourraient, demain, lui succéder°?


Patrick Chamoiseau.
Il est devenu, c'est vrai, un champ de projection massif. Ce qui est extraordinaire, c'est que le phénotype le plus déprécié au monde soit devenu le le réceptacle d'une telle espérance.

Comment l'expliquez-vous°?


Patrick Chamoiseau. Cette espérance est à la mesure de la désespérance, à la mesure du cauchemar dont sortent les Etats-Unis et le monde, celui du règne de G.W. Bush.
Plus profondément, elle à la mesure de ce non-dit de l'histoire de l'esclavage. La question de l'Afrique est ici centrale °: la conscience-monde porte une zone souffrante, la zone africaine. Aujourd'hui, tout se passe comme si la partie la plus délaissée, la plus oubliée, la plus méprisée, la plus pauvre du monde était capable de penser le monde autrement, de le sentir autrement. C'est une puissance symbolique incroyable. On aurait tort de penser que la puissance symbolique n'est pas un évènement. Un évènement qui peut ouvrir la voie à des actes, à des politiques, à des ruptures d'impossibles, à des dépassements. Là est son intérêt. Elle exprime l'aspiration à une remise à zéro du compteur du monde, à l'entrée dans un autre monde, où seraient réglées les injustices récurrentes qui relèvent des mondes anciens. Le conflit entre Israéliens et Palestiniens, c'est un archaïsme. Cela ne correspond plus à la fluidité, à la réalité du monde d'aujourd'hui. Deux problèmes fondamentaux nous obligent à entrer dans un autre monde. D'une part, cette crise écologique majeure, qui pousse à un bouleversement des stratégies de développement. D'autre part cette dictature capitaliste qui pèse sur tous les peuples et sur tous les esprits. Cet hypercapitalisme a montré ses limites et son inacceptable, avec ses incroyables concentrations de richesses qui côtoient une paupérisation accélérée. Il y a là une possibilité et un devoir de changement, de rupture, de modification. Ici, la force symbolique peut se révéler intéressante, en ce qu'elle libère les croyances, les espérances, mais aussi les imaginations, les ferveurs. En fait, la marge de manœuvre de Barack Obama se situe dans la puissance symbolique qu'il incarne, et sur laquelle il peut s'appuyer. Cette puissance symbolique permet et exige des renouvellements extraordinaires.

Contre les ravages du capitalisme que vous évoquez, vous avancez dans ce texte l'idée d'un tribunal international pour juger les crimes économique et financiers. Mais alors, c'est, dans le contexte actuel, toute la finance mondiale et toutes les multinationales qu'il faudrait juger...

Patrick Chamoiseau. Ce qui est sûr, c'est que les instances mondiales nous manquent. Une grande politique, une vraie politique, c'est une politique de construction d'espaces de régulation au niveau mondial. Les forces, les idées progressistes sont encore malheureusement cantonnées dans les espaces nationaux. L'espace de la globalisation, l'espace du Tout-monde est encore largement et massivement occupé par les capitalistes, les financiers, les marchands. Il est impérieux de construire à l'échelle de la totalité-monde des instances de régulation qui relèvent de l'équité, de la justice et permettent l'avènement d'un nouveau monde. Obama dispose de la puissance symbolique pour le faire.

Comment avez-vous réagi au spectacle de l'Europe ruminant sa mauvaise conscience face au pas franchi par les Etats Unis avec l'élection de Barack Obama°? L'Europe, en dépit du discours à la mode sur la «°diversité°», résiste -t-elle davantage que d'autres lieux du monde à ce processus de créolisation°?

Edouard Glissant. C'est une évidence. L'Europe fut le lieu central de la formation, positive, de l'idée de nation. Mais cela fut suivi de l'émergence, tout à fait négative, de l'Etat-nation. Ce sont les Etats-nations qui se sont disputés le territoire européen, puis le territoire du monde. D'où le fait que l'Europe présente davantage de résistance à des idées nouvelles, à l'idée de supranationalité par exemple. C'est ce qui explique les difficultés à faire l'Europe elle-même. Les Etats-Unis sont moins crispés de ce point de vue, parce qu'ils sont une fédération d'Etats dont certains disputent au pouvoir fédéral ses prérogatives.


Vous vous tenez à distance de la notion de multiculturalisme. Qu'est ce qui la distingue de vos idées de créolisation, de métissage, d'identité-relation°?

Edouard Glissant. Notre conviction est qu'il faut dépasser le stade du multiculturalisme pour aller vers celui de la créolisation. Le multiculturalisme, c'est l'écran qui dissimule l'absence de relation véritable entre les cultures. Il est vrai que les Etats Unis sont depuis longtemps un Etat multiculturel. En témoigne, par exemple, la production de jazz, une musique née dans la communauté noire que s'est appropriée l'ensemble de la nation états-unienne. Mais si les cultures se côtoient, contribuent à une même émergence, partagent des valeurs semblables, elles ne se mélangent pas. Le multiculturalisme couvre une espèce de séparation fondamentale. Il y a à New York une rue qui sépare Little Italie du quartier chinois. Personne, en deux siècles, ne l'a jamais franchie. Ce que nous appelons créolisation, ce mélange des imaginaires, ne se produit pas aux Etats-Unis.



Craignez-vous que les effondrements économiques auxquels nous assistons ne relancent la contruction des murs entre les peuples, les politiques de répression vis à vis des migrants, la désignation de boucs-émissaires°?


Patrick Chamoiseau. Nous assistons à l'effondrement d'une partie du monde ancien. La tentation, dans ce cas-là, est celle d'une reconstruction du monde ancien. Mais l'émergence poétique de cet évènement, qui vient de l'imprévisible et va vers l'imprévisible, nous permet d'envisager l'autre monde, cette «°nouvelle région du monde°» dont parle Edouard Glissant. Les reconstructions qui nous incombent passent par des systèmes relationnels intenses, pour restaurer, mettre en équité, en relation, en harmonie, ce qui était disjoint, éclaté, séparé, déséquilibré dans le monde ancien. Il est nécessaire, pour cela, de développer une poétique de l'humanité et du Tout-monde. La crise, c'est l'effondrement, mais c'est aussi l'opportunité pour une renaissance. Il faut saisir cette opportunité donnée par la poétique, pour conjurer les impossibilités qui risquent de se dresser devant la naissance d'un nouveau monde. Mais aussi pour favoriser l'émergence d'une autre pensée du monde, d'un autre imaginaire du monde, fondé sur la notion de relation.



Entretien réalisé par Rosa Moussaoui

L'intraitable beauté du monde. Adresse à Barack Obama, Editions Galaade-Institut du Tout-Monde.






Par cabaret voltaire - Publié dans : Idées
Ecrire un commentaire - Voir les 0 commentaires - Recommander
Lundi 24 novembre 2008 1 24 /11 /2008 22:09

Ce corridor là est interminable. Sale et puant. Une odeur âcre qui vous tord l'estomac. Tous les clochards de Paris doivent venir ici se soulager la vessie. Sur les rigoles des côtés, l'eau croupie traîne sa crasse. Le plafond a chopé la petite vérole. Aux murs, les désespérants quatre sur trois publicitaires. Une photo de plage caribéenne pour vanter les mérites de la Réunion. N'importe quoi. Aussi crédible que les formes Photoshop de la sirène dénudée qui se déhanche dans l'eau. Yaourts, bagnoles ou voyages, faut croire que les seins siliconés de créatures aguicheuses sont le seul bon moyen de capter le temps de cerveau disponible.

Au bout du couloir, elle est toujours là, prostrée, la main tendue, les yeux baissés, les cheveux planqués dans son voile, avec les mêmes supplications à vous arracher l'âme du coeur. Passer vite. Ne pas ralentir. D'ailleurs c'est la course. Vite, dépêche toi. Joue des coudes, bouscule, accélère. Si tu rates la rame, t'es cuit. Dix minutes d'attente assurées sur le quai bondé et lugubre. La cour des miracles. Des junkies hurlants, rescapés de peu d'une nuit de défonce. Des gamins paumés qui s'incrustent entre les rames et jouent à cache cache sur les voies pour mettre du piment dans leur vie de merde. Des femmes de ménages aux yeux usés et aux mains flétries. Une armée de prolos et de chômeurs à la nuque courbée. Des étudiants de Paris 8 qui font semblant de bachoter, le nez plongé dans des copies mal griffonnées. Des cadres malchanceux de la Plaine-Saint-Denis, la serviette en cuir collée au corps, écouteurs enfoncés dans les oreilles pour se faire croire qu'ils sont ailleurs.

A partir de Saint Lazare, c'est la frontière invisible. Les belles personnes parfumées bifurquent. Les Gaulois désertent, et laissent les immigrés seuls à leur purgatoire. Embarquement immédiat pour la grisaille banlieusarde. On charge le bétail comme on peut. Pour ça, on emploie des pousseurs. C'est un nouveau métier, qui consiste à rentabiliser au maximum la compressibilité des corps humains. Ils sont affublés de gilets orange fluo, genre, uniforme pour assurer un minimum d'autorité, pas de panique, on est là pour réguler la circulation.

Dès que le ronronnement de la rame commence à se faire entendre, tout le quai est sur les starting blocks. Le but est d'être assez vif ou assez fourbe pour s'assurer une place assise. Souvent, ça dégénère. Coups de coudes, mains baladeuses. Insultes racistes. Les pires, elles sont pour les gosses roms qui font leur spectacle de hip hop bulgare dans un tintamarre de tous les diables. Les vieilles les détestent. Les vieilles. Avec leur cabas du marché, leurs haines recuites et leurs regards de serial killeuses, elles sont toujours là aux heures de pointes. Histoire d'emmerder le monde. Comme si elles ne pouvaient pas attendre une heure ou deux que la bête ait fini de cracher ses fleuves de masses laborieuses pour aller s'acheter leur brique de soupe.

Souvent, il y a des incidents techniques. Les incidents techniques, ça n'arrive jamais lorsque vous êtes d'une humeur flâneuse. Ils s'arrangent toujours pour surgir quand vous êtes vraiment très pressé. Parfois la lumière s'éteint alors dans la rame. Ce qui énerve les lecteurs de 20 minutes encore plus que les blattes qui se trimbalent sur la crasse des sièges bleus électriques. Passée Saint Lazare, ils doivent faire des économie d'électricité sur l'éclairage des stations. La pire, c'est Liège. Un soir d'hiver sans lune. Les quelques bobos encore égarés là s'évanouissent à Guy Moquet. Place Clichy, nouveau chargement de galériens. Après, on passe le périph. Bienvenue au ban.


R.

Par cabaret voltaire - Publié dans : Sur le vif
Ecrire un commentaire - Voir les 0 commentaires - Recommander

Présentation

  • : Cabaret Voltaire
  • Cabaret Voltaire
  • : Loisirs
  • : "Le mot, le mot, les maux justes en ce lieu, le mot, messieurs, c'est une affaire publique de première importance." Hugo Ball, Cabaret Voltaire, 1916

Recherche

Recommander

Syndication

  • Flux RSS des articles

Calendrier

Mars 2010
L M M J V S D
1 2 3 4 5 6 7
8 9 10 11 12 13 14
15 16 17 18 19 20 21
22 23 24 25 26 27 28
29 30 31        
<< < > >>
Créer un blog gratuit sur OverBlog - Contact - C.G.U. - Rémunération en droits d'auteur - Signaler un abus - Articles les plus commentés