Que recouvre l'antagonisme entre « inclus et exclus », que vous jugez primordial pour comprendre les contradictions du capitalisme global ?
Slavoj Zizek. Je ne me situe pas, ici, dans la perspective d’un marxisme orthodoxe. Ce qui définit cet antagonisme entre inclus et exclus, ce n'est pas l'exploitation, ce n’est pas d’abord un rapport économique. Il existe toujours, bien sûr, des exploités, des pauvres. Mais dans le capitalisme actuel, les travailleurs réguliers, classiques, ne sont plus majoritaires. Une autre logique est à l'œuvre. Implicitement, je me réfère à l'œuvre du philosophe italien Giorgio Agamben, qui a forgé le concept d' « homo sacer » pour désigner ces exclus. Nous vivons dans des sociétés de plus en plus contrôlées, où tout est identifié. Mais paradoxalement, le pouvoir d'Etat se retire de territoires de plus en plus étendus, où les gens ne sont plus même citoyens.
Comme dans les banlieues françaises ?
Slavoj Zizek. Oui, on peut citer les banlieues en France, mais je pense surtout aux bidonvilles. Dans les favelas brésiliennes, par exemple, l'Etat n’intervient que lorsque surgit une possibilité de désordre ou, plus précisément, d’auto-organisation politique de ces exclus. Là, la police intervient, beaucoup plus promptement que face aux mafias. Paradoxe total : la police répond à ces situations en facilitant la circulation de la drogue. L'idée brutale, c'est qu’en permettant l’accès des exclus aux drogues, on peut agir contre leur organisation politique.
Mais même s’ils ne sont pas des travailleurs réguliers au sens classique, les exclus dont vous parlez sont toujours ceux qui n'ont que leur force de travail à vendre... Ne sont-ils pas, eux aussi, des « prolétaires » ?
Slavoj Zizek. Dans ce sens, oui. Une longue tradition française, qui remonte Louis Althusser, a tendance à privilégier la lutte purement politique. Mon grand ami Alain Badiou s’inscrit dans cette tradition. Il définit quatre domaines de vérité : l’art, la science, la politique, l’amour. Mais pas l'économie. L'économie relève pour lui de l'utilitaire, de l'hédonisme, de la « vie de l'animal humain ». Ce n’est pas ma thèse. Au contraire, j'insiste sur le fait que l'économie, pour Marx, c’est précisément l'économie politique. En ce sens, la lutte économique participe, pour le dire dans les termes de Badiou, au «°processus de vérité°». Dans mon prochain livre, je propose même tout un programme pour ressusciter la critique de l’économie politique. J’en donne quelques indications à la fin de Après la tragédie, la farce. J’évoque, par exemple, cette tendance : au début de l’histoire du capitalisme, un mouvement s’est opéré de la rente vers le profit. Nous assistons aujourd’hui au mouvement inverse, du profit vers la rente.
Quel rôle jouent les nouvelles exclusions dont vous parlez dans le fonctionnement du capitalisme global ?
Slavoj Zizek. Ces exclusions radicales sont nécessaires à la reproduction du capitalisme. Quant au « prolétariat », je crois que nous devons garder ce terme. Dans le strict sens marxien, ce terme ne recouvre pas seulement l’exploitation. Marx, ici, est hégélien : il développe l’idée d’une subjectivité privée de son être substantiel. Dans ce sens, on peut identifier des formes nouvelles du prolétariat, plus radicales que celles pensées par Marx. Je pense au très beau livre de Catherine Malabou, Les nouveaux blessés, dans lequel elle définit la nouvelle maladie psychique paradigmatique à venir. Elle se déploie dans un personnage post-traumatique, totalement ravagé, dont la substance psychique même est ruinée. Ce traumatisme peut être politique, naturel, ou même renvoyer à des pathologies comme la maladie d’Alzheimer. Cette perte de substance symbolique, pour devenir un mort-vivant, un sujet vide, s’apparente pour moi à une sorte de prolétarisation psychique.
Le capitalisme global, suggérez-vous, pourrait surmonter la phase actuelle de ses contradictions en se muant en « capitalisme vert ». Capitalisme et écologie sont-ils compatibles ?
Slavoj Zizek. Comparons la réaction des grandes puissances du monde face à la crise écologique, lors de la conférence de décembre dernier à Copenhague, à leur réaction pour sauver les banques. Face à la crise financière, une urgence absolue a été décrétée. On a prouvé là qu'il était possible d'agir très vite. En une semaine, les Etats-Unis ont mobilisé des sommes colossales, inimaginables.
Là où la survie du capitalisme, du secteur bancaire est en jeu, on peut agir. Mais lorsque c'est notre survie à tous qui est en péril, quelle est la réponse ? Un compromis sans aucune contrainte, une déclaration de bonnes intentions. On peut imaginer la fin du monde sans que cela pose le moindre problème. De nouveaux films mettent d’ailleurs cela en scène chaque semaine. Mais on ne peut pas imaginer de changement radical de système face au capitalisme.
Voilà, clairement, la logique du capitalisme. Et ceci n'est pas une affaire d'individus. J'ai détesté la façon dont la rage du public s'est concentrée sur des personnages comme Bernard Madoff, qui a volé 65 milliards de dollars. Ce n'est pas lui, personnellement, qui est en cause! Je soupçonne même, dans la focalisation sur cet individu, des relents d’antisémitisme, parce qu’il est juif. Mais Madoff, en réalité, n’a fait que suivre, jusqu’au bout, la direction vers laquelle le système l'a poussé !
Sur ce point, je suis totalement opposé à l'église catholique. Comme au bon vieux temps, l'église a fait, lorsqu'a éclaté la crise, son devoir idéologique envers le capitalisme. Le pape lui-même a immédiatement réagi en affirmant qu'il ne s'agissait pas d'une crise du capitalisme, mais d'une crise de valeurs, d'une crise morale. Or c’est précisément ce que cette crise n'est pas!
Cette crise du capitalisme prouve, paradoxalement, que le conflit entre écologie et capitalisme n'est pas un conflit entre d'un côté l'utilitarisme, l'hédonisme, la recherche du profit capitaliste, et de l'autre côté, l'attitude éthique, plus morale des écologistes. C'est presque l'inverse. Ce qui nous pousse dans la direction de l'écologie, c'est simplement un utilitarisme éclairé, la nécessité d’agir pour des questions de survie. De l'autre côté, le capitalisme suit sa logique, même s’il représente, à long terme, une menace pour nos intérêts très matériels. Comme si le capitalisme fonctionnait sur le mode du devoir : « Tu dois suivre le profit jusqu'à la mort ».
Je n’exclus pas pour autant que l’écologie puisse devenir une sorte de nouvel opium du peuple. Oui, nous sommes confrontés à des menaces absolues. Mais celles-ci servent à justifier un incroyable investissement idéologique, avec une mobilisation de toutes les idéologies réactionnaires, anti progressistes, qui présentent la crise écologique comme le résultat de la raison technologique, de la modernité comme telle. Je rejette tout cela. Qu’est ce que la nature ? Je me fiche de la nature comme telle ! La nature n’existe pas, je ne suis pas un idéaliste. L’un des grands écueils de l’écologie est de proposer une figure de la nature comme une sorte de mère Nature homéostatique. Cette vision est à mes yeux une folie totale. Je crois plutôt que l’environnement, les ressources naturelles relèvent des communs, au sens marxien. C'est pourquoi j’insiste sur la référence au communisme. Bien sûr, on peut imaginer, face à cette crise écologique, des mesures à l'intérieur du marché. Bien sûr, on peut instaurer des taxes. Mais face aux catastrophes radicales qui nous menacent, il n'y a pas de solution véritable à attendre du marché. D’où la nécessité de recouvrir deux aspects du communisme. Premièrement, la bataille principale, aujourd’hui, est celle des communs, de ce qui doit être partagé. Deuxièmement, ni le marché, ni l’Etat n’offrent d’issues.
Ni Etat, ni marché, mais alors quoi ?
Slavoj Zizek. Là, j’admets que je n’ai pas de solution facile. Mais il est crucial de réinventer, je ne sais pas comment, une sorte de mobilisation populaire transnationale. Sans cela, je peux imaginer une survie de l’humanité, mais sous le régime d’un nouvel autoritarisme permissif. Nous nous approchons d’ailleurs déjà d’un tel régime, dont l’Italie d’aujourd’hui offre une parfaite illustration. La tendance du régime de Berlusconi n’est pas au vieil autoritarisme. Les italiens ne se sont pas réveillés un matin sous la férule d’un dictateur ayant décrété l’état d’urgence. Non, toute la permissivité des petits plaisirs sexuels, de la consommation demeure. Pourtant depuis plus d’un an et demi, l’Italie vit dans un état d’urgence formel, avec la constitution de milices émanant des partis d’extrême-droite. L’autre face de ce régime, c’est cette ridiculisation de la politique, avec un Berlusconi faisant de la politique un spectacle, se mettant en scène avec de belles femmes. Pendant ce temps, ce qui reste de la gauche italienne erre dans une désorientation de plus en plus radicale.
Ces dérives vers un nouvel autoritarisme menacent-elles toute l’Europe ?
Slavoj Zizek. En Europe, jusqu’à présent, la polarité démocratique fondamentale s’organisait autour d’un parti de centre droit, démocrate-chrétien ou parti populaire, et un parti de centre gauche, socialiste ou social-démocrate. Avec, au-delà de cette droite modérée et de cette gauche modérée, de petits partis de gauche, de droite, écologistes. Mais avec la perte de substance graduelle de la vieille social-démocratie, pas seulement en France, mais aussi en Allemagne, en Italie, et même en Angleterre, une nouvelle polarité, assez dangereuse, est en train d’émerger. Avec, d’un côté, un parti du capital comme tel, centriste, technocratique, mais culturellement un peu ouvert, favorable aux droits des homosexuels, au droit à l’avortement. De l’autre côté, le populisme nationaliste, raciste de droite tend à s’affirmer comme la seule alternative à ce parti du capital moderne. Cette évolution est parfaitement perceptible aux Pays-Bas, en Norvège, en Autriche.
La crise financière a accentué ce que j’appelle, pour paraphraser Freud, le « malaise dans le libéralisme ». De plus en plus les gens sont mécontents. Mais la tragédie, soyons clairs, c’est que seul ce populisme de droite parvient pour l’instant à s’affirmer comme l’expression politique de ce malaise dans le libéralisme. Là est le danger : lorsque l’alternative se situe entre le libéralisme technocratique pur et la réaction populiste.
Berlusconi, ici, est une figure plus complexe. Il est la synthèse de ces deux aspects, auxquels il ajoute cet ubuisme du pouvoir évoqué par Michel Foucault. On pourrait aussi voir en lui une sorte de Groucho Marx au pouvoir. Il y a un côté Groucho Marx en Sarkozy, aussi, avec la mise en scène au sommet du pouvoir d’un personnage qui introduit des moments de comédie, d’auto-ironie. Mais pendant ce temps, le pouvoir fonctionne quand même, dans toute sa brutalité.
Comment vous situez-vous par rapport à la notion de progrès ?
Slavoj Zizek. Qu’entendons-nous par progrès ? Si nous rejetons le progressisme productiviste comme celui qui domine jusqu’en Chine aujourd’hui, nous ne devons pas abandonner le progrès au sens du projet fondamental des Lumières. Ici j’assume, même si cela m’attire beaucoup d’ennuis, mon opposition au multiculturalisme. Je reste fidèle à Rousseau : il est crucial de réhabiliter cet universalisme des Lumières. Ce n’est pas si simple, parce que le capitalisme contemporain est déjà lui-même universel. Prenons cette idée très en vogue de « modernité alternative », qui entretient l’illusion catastrophique d’un capitalisme exempt d’antagonismes. L’idée serait donc de maintenir le capitalisme, mais sans en payer le prix par des antagonismes sociaux, par la lutte des classes, par l’aliénation. Malheureusement nous avons eu, dans l’Europe du XXème siècle, l’expérience d’un grand mouvement de modernisation alternative. Cela s’appelait le fascisme. Le fascisme, c’est précisément cela : l’idée selon laquelle on pourrait se moderniser en évitant tous les aspects destructifs, projetés comme cause dans le juif.
Je suis tout aussi critique vis à vie de ceux qui remplacent le capitalisme par l’impérialisme américain comme ennemi principal. Là, j’ai même des problèmes avec Hugo Chavez. Sa façon de se concentrer uniquement sur l’impérialisme américain le conduit à des rapprochements avec Poutine ou Ahmadinejad.
S’il faut parler de néo-colonialisme, alors, avec tout le respect pour l’incroyable développement de la Chine populaire, il faut peut-être commencer à évoquer l’émergence d’un néocolonialisme chinois en Afrique, ou même en Birmanie, où le régime militaire ne tient que parce que le pays est devenu une colonie économique de la Chine. Oui, l’empire américain reste une cible. Mais nous avançons désormais vers un monde multicentrique. Il faut analyser la situation sans jamais perdre de vue la source du problème. Le capitalisme reste l’ennemi. Je reste, ici, marxiste. Même si c’est le système le plus productif, le plus dynamique, nous devons nous concentrer sur la façon dont tous nos problèmes sont générés par la dynamique capitaliste.
Qu’est ce que pour moi, l’universalisme ? Il ne s’agit pas d’exporter le modèle européen. Prenons l’exemple des antagonismes dont l’Iran est aujourd’hui le théâtre. D’un côté, se trouvent les réformateurs pro-occidentaux. Je ne les aime pas. De l’autre, il y a la ligne fondamentaliste d’Ahmadinejad, que je rejette. Mais Moussavi représente, je crois, tout autre chose. La mobilisation de ses partisans fait revivre ce potentiel émancipateur dont fut malgré tout marquée la révolution khomeyniste, qui ne fut pas simplement une révolution conservatrice, cléricale. C’est dans ce potentiel émancipateur que se situe l’universalisme. Chaque pays doit inventer son propre universalisme. C’est cela, la formule propre de l’universalisme.
Les fondamentalismes eux-mêmes s’inscrivent-ils dans cette dynamique capitaliste ?
Slavoj Zizek. Les médias nous disent que la grande bataille d’aujourd’hui oppose la civilisation démocratique, libérale, multiculturelle, tolérante, permissive, aux différentes formes d’islamo-fascisme, de fondamentalisme religieux. Non ! Précisément, ce n’est pas là la bataille principale. Je n’aime pas ce terme d’islamo-fascisme. Mais si nous l’acceptons quand-même, nous devons nous souvenir de la très belle thèse de Walter Benjamin, qui voyait derrière chaque fascisme, une révolution manquée. L’occident, de ce point de vue, porte une lourde responsabilité. Il y avait, il y a encore 30 ans, une gauche laïque très forte dans les pays arabes. L’occident a pris une décision proprement catastrophique, en désignant cette gauche laïque, du fait de ses connexions avec l’Union soviétique, comme l’ennemi principal, et en soutenant, pour des raisons stratégiques, les fondamentalistes. Toutes les grandes figures du fondamentalisme, Ben Laden le premier, furent des amis, voire des agents de la CIA. Voilà la tragédie des Etats-Unis. Lorsque j’étais jeune, nous aimions ce slogan, « Pense globalement, agis localement ». Les Etats Unis font l’exact contraire. Ils pensent localement et agissent globalement.
Prenons l’Irak. Je n’ai aucun amour pour Saddam Hussein. C’était un monstre. Mais lors de son procès, son crime principal, c’est-à-dire l’attaque contre l’Iran, a étrangement disparu de l’accusation en dix points. Parce que tout le monde l’avait soutenu dans cette attaque. Les Etats-Unis eux-mêmes lui ont fourni non seulement le gaz, mais aussi les photos satellites pour s’en prendre aux unités iraniennes. Les Etats-Unis ont condamné l’usage du gaz contre les Kurdes. Mais pas contre les Iraniens, considérés comme des « fous religieux ».
Autre chose. N’oublions pas qu’à l’exception des cinq dernières années où, pour des raisons stratégiques, il s’est présenté comme un défenseur de l’Islam, Saddam Hussein, tout au long de son règne, a exalté une sorte de sécularisme patriotique panarabe. Pendant la première décennie, il a encouragé l’émergence d’une classe moyenne très forte, avec les femmes probablement les plus émancipées de tout le monde arabe. Les Etats-Unis sont officiellement intervenus en Irak pour promouvoir les libertés. Mais, même mesuré à l’aune des standards d’un libéralisme très ordinaire, le résultat social de l’intervention des Etats-Unis, c’est le recul des libertés et la montée du fondamentaliste.
N’est-il pas illusoire de vouloir faire renaître l’idée communiste en « recommençant à zéro », comme vous le proposez ? Ne faut-il pas assumer l’héritage révolutionnaire, celui d’Octobre 17, de la Commune de Paris, de la Révolution française ?
Slavoj Zizek. Je ne parle pas ici de renoncement. Je me situe dans une tradition. Celle de Lénine, de Robespierre. Peut être l’opération idéologique la plus dégoûtante de ces dernières années a-t-elle consisté à présenter Robespierre comme un fou meurtrier, honnête mais fanatique. C’est vite oublier qu’il y a eu plus de liquidation dans les semaines qui ont suivi la réaction thermidorienne que sous tout le règne de la Terreur ! Bien sûr, comme à ce moment là ce sont des gens ordinaires qui ont été liquidés, cela ne compte pas ! La grandeur absolue des Jacobins est illustrée, à mes yeux, par l’évènement mondial à travers lequel la Révolution française est effectivement devenue un authentique évènement universel : la révolution haïtienne. Le moment le plus sublime du jacobinisme est celui où les Noirs d’Haïti sont venus à la Convention nationale et ont été immédiatement acceptés comme absolument égaux.
J’aime à utiliser ce terme de répétition Il ne s’agit pas d’une répétition pour reproduire la même chose. Nous devons répéter, non pas ce que les Jacobins ont fait, mais ce qu’ils ont échoué à faire.
Je suis ici assez radical. Cela suscite l’horreur des libéraux, mais je reste fidèle aux quatre éléments de ce que Badiou a appelé l’idée du communisme : l’égalitarisme, le volontarisme, la confiance au peuple et la Terreur. Par exemple, pour surmonter la crise écologique, nous avons besoin de tout cela. Nous avons besoin de terreur, pas au sens du goulag stalinien, mais au sens d’une certaine discipline sociale, basée sur la confiance envers le peuple.
Ici, vous vous défendez de vouloir réduire le communisme à une « idée régulatrice », au sens kantien…
Slavoj Zizek. Il y a sur ce point une petite différence entre Badiou et moi. Badiou est ici, à mon avis, un peu trop kantien. Je reste plutôt, quant à moi, un communiste marxien. Il est clair que Badiou, lui, veut être, au fond, avec tout son respect pour Marx, un communiste « postmarxiste ». Il ne s’agit pas, pour moi, d’énumérer les conditions qui rendraient le communisme nécessaire. Mais il ne suffit pas de dire « idée ». Nous devons analyser, discerner, identifier d’une façon immanente, dans le capitalisme global, les antagonismes qui ouvrent, de nouveau, le champ d’une bataille communiste, la possibilité d’une réponse communiste. Je ne suis évidemment pas un déterministe marxisteà l'ancienne. Je ne dis pas que le communisme est « nécessaire ». Non, rien n’est nécessaire. Mais nous sommes face à une situation ouverte. Ici je suis d’accord avec Badiou, lorsqu'il dit que nous avons besoin de réaffirmer un peu de volontarisme. Pas un volontarisme pur, mais un volontarisme au sens, pour le dire dans des termes lacaniens, d’un communisme sans Grand Autre. Il y a, dans le communisme traditionnel, cette métaphore horrible du train de l’histoire. Je ne crois pas à cela. Je préfère la métaphore très belle de Benjamin, de nouveau, qui dit que le but est précisément d’arrêter le train avant la catastrophe.
La plupart de ceux qui se réclament de la gauche ont en réalité adopté les thèses de Fukuyama sur la « fin de l’histoire ». Ils se contentent dès lors de parler de capitalisme global à visage humain, avec un peu plus d’égalité, de solidarité. Mais le cadre reste le même. Au contraire, nous devons ressusciter ce qui fut la grande tradition de gauche, en procédant à une analyse concrète pour identifier les problèmes cruciaux insolubles, à court et à long terme, dans le cadre du capitalisme global. C’est là, je crois, le grand devoir de tous les intellectuels d’aujourd’hui.
Pourquoi n’abordez-vous pas de front la question de la propriété ?
Slavoj Zizek. Je n’ai pas de problème avec cette question, j’y consacre d’ailleurs un chapitre de mon prochain livre. Je reste ici un marxiste traditionnel. Mais le capitalisme global ne se fonde plus sur la propriété privée individualisée au vieux sens du terme. Prenons une entreprise d’aujourd’hui. Elle est dirigée par un manager et sa structure de propriété est très opaque, impliquant un réseau complexe de conglomérats et de banques. On pourrait même imaginer un capitalisme très brutal où nous serions, en dernière instance, à un niveau abstrait, tous propriétaires. Le problème réside donc davantage, à mon sens, dans le fonctionnement capitaliste que dans la structure de propriété.
Est-ce à dire que vous écartez la perspective de nationalisations ?
Slavoj Zizek. Je suis, sur ce point, très ouvert. Je n’ai pas de formule claire. Je n’ai rien contre les nationalisations. Le problème est d’éviter le vieux piège de l’étatisme. S’il y a une leçon à tirer de l’échec de l’Union soviétique, c’est que le dirigisme de l’économie nationalisée ne fonctionne que dans une certaine étape de développement industriel traditionnel. Cela dit, je ne dit pas qu’il faut libéraliser. La seule solution que j’entrevois est celle d’un Etat soutenu par un mouvement populaire, par des groupes de pressions extra-parlementaires. De ce point de vue, l’expérience d’Evo Morales me paraît très intéressante. Il a réussi une chose incroyable : susciter une puissante mobilisation de la majorité silencieuse des indigènes. Ce point est crucial, il ne dispose pas seulement d’une majorité parlementaire. Il est soutenu par une mobilisation permanente de la majorité.
C’est cela que recouvre votre « dictature démocratique du prolétariat » ?
Slavoj Zizek. Oui, pourquoi pas ! Cela suscite l’horreur de mes amis, mais je crois que nous devons garder ce terme, « dictature du prolétariat ». Cela reste, formellement, une démocratie. Mais le dynamisme politique n’est pas, en dernière instance, déterminé par les élections, par les résultats d’un vote. Il y a un autre mécanisme de pression. A ce niveau, je n’ai rien contre la démocratie. Je ne regrette pas les régimes de l’est. Moi-même, j’ai eu de nombreux problèmes comme dissident. Je n’ai donc aucune nostalgie pour ces régimes-là.
Ici, le terme de prolétariat ne désigne pas exclusivement la classe ouvrière, mais tous les non-privilégiés, les exclus, les immigrés, tous ceux qui, comme le dit Jacques Rancière, représentent la part des sans part. Ce n’est pas la question de la dictature au sens de l’Etat. Le problème est celui du standard. Qui pose la mesure ? Dans chaque structure hiérarchique, il y a toujours un groupe « plus égal » que les autres, pour reprendre l’expression de George Orwell. Nous sommes tous égaux, dans la société bourgeoise, mais certains sont plus égaux que d’autres. Ceux là posent la mesure même de l’égalité. Or ce sont les exclus qui devraient poser la mesure.
Qu’entendez vous par « faire fonctionner l’Etat sur un mode non étatique » ?
Slavoj Zizek. La Bolivie d’aujourd’hui offre un bon exemple : l’Etat, pour fonctionner, étendre sa politique, doit se lier ou interagir avec une mobilisation directe, populaire.
La démocratie représentative ne renvoie pas seulement, quantitativement, aux opinions, mais plus fondamentalement, à un modèle de citoyenneté, à une certaine logique de l’espace politique. J’aime beaucoup cette idée, qui peut paraître très cruelle, selon laquelle en démocratie, le peuple ne veut pas vraiment décider. Je veux l’apparence de la décision, mais au fond, je veux que l’on me dise quoi décider. La démocratie libérale ne fonctionne pas sur le mode du choix véritable. La condition du choix, c’est de faire un bon choix, guidé par les « opinions d’experts ». C’est une logique plébiscitaire. Une démocratie où, pour le dire dans des termes naïfs, le peuple déciderait vraiment, implique le dépassement du cadre de la démocratie parlementaire représentative. Pas au sens d’une dictature directe, mais au sens d’une mobilisation populaire.
Vous rejetez le concept de « totalitarisme ». Pourquoi le trait d’égalité entre communisme et nazisme est-il selon vous inacceptable ?
Slavoj Zizek. Tirer un trait d’égalité entre communisme et nazisme, c’est rejoindre les vieilles thèses des révisionnistes, qui présentent le nazisme comme une copie de la terreur bolchevique. Dans les pays baltiques, le résultat de ce raisonnement est la réhabilitation de vieux collaborateurs du régime nazi au nom de leur combat contre le communisme et pour la « liberté ».
Le stalinisme fut une horreur. Mais il est le fruit d’une révolution pervertie. D’où ce phénomène de la dissidence. La répression stalinienne s’est d’ailleurs d’abord abattue sur le parti lui-même. Entre 1934 et 1937, plus de 65% des membres du comité central du PCUS ont été liquidés, signe d’un antagonisme à l’intérieur même du régime. La cible des purges fut la nomenklatura elle-même. On ne retrouve rien de tel dans le nazisme. Pour le dire dans des termes stupidement simples, il n’y a pas d’énigme dans le fascisme. Les nazis ont prévenu qu’ils avaient l’intention de faire des choses horribles. Ils ont pris le pouvoir, ils ont fait exactement ce qu’ils avaient annoncé. La tragédie propre est dans le stalinisme, puisque cela avait commencé par un projet d’émancipation. Nous devons insister sur cette différence fondamentale. Je ne justifie rien. Je dis même que d’une certaine manière, la terreur stalinienne a été, non pas pire, mais plus irrationnelle. Précisément parce que c’est une révolution trahie. Et je suis, sur ce point, très lucide. Je ne crois pas, comme les trotskystes, que le cours des choses eut été changé si Lénine avait survécu quelques années de plus.
Vous critiquez sévèrement, dans ce livre, l’idée de « tolérance » et le relativisme culturel…
Slavoj Zizek. Je reste un eurocentriste ! Je rejette absolument la relativisation de l’héritage des Lumières françaises, réduites à un phénomène local. Pour moi l’universalisme est crucial dans ce débat. Je rejette totalement cette idée d’une pluralité de cultures, de modes de vie qui devraient « dialoguer ». Si vous êtes insomniaque, prenez donc un de ces livres publiés par l’Unesco pour célébrer la diversité culturelle ! Non, toutes les cultures ne sont pas formidables ! Chaque culture sécrète sa propre oppression. La seule universalité que je reconnais, c’est l’universalité de la bataille. Je suis allé récemment en Inde, théâtre d’importantes luttes des Intouchables, les Dalits. Lorsqu’on évoque l’Inde, on ne parle jamais du système des castes. Mais il est toujours en place, et détermine la vie quotidienne. Il y a même des hiérarchies parmi les Dalits : au plus bas, on trouve ceux qui sont employés au nettoyage des toilettes publiques. Ils sont engagés dans un important combat pour leur réhabilitation. Les Dalits n’aiment pas beaucoup Gandhi. Parce que celui-ci n’a pas aboli les castes. Sa solution a simplement consisté à « reconnaître la dignité » de chaque caste. J’ai été frappé par le fait que les Dalits, qui sont au plus bas de l’échelle sociale, sont les plus universalistes. Ils n’acceptent pas cette idée d’ordre hiérarchique. Au contraire, pour les Brahmanes tenants de théories culturelles, il ne faudrait pas juger ce système du point de vue de l’égalitarisme occidental. Mais non ! Il faut demander aux Dalits, régulièrement accusés de vouloir détruire une grande culture, et même d’être néocolonialistes, ce qu’ils pensent de ce système! Ici, nous devons nous tenir du côté des Dalits ! Là se situe pour moi l’universalité de bataille.
Pourquoi vous définissez-vous comme un pro-palestinien ?
Slavoj Zizek. Lorsque j’ai publié Bienvenue dans le désert du réel, quelques journaux de droite, en Israël, m’ont accusé de véhiculer une propagande antisémite, tandis que le quotidien égyptien Al Ahram présentait ce livre comme le réceptacle d’une propagande perfide et insidieuse en faveur du sionisme. Les choses sont claires : je combats sans concession l’antisémitisme. Aucune forme d’antisémitisme ne saurait être justifiée. Et j’assume, dans le même temps, une éthique pro-palestinienne, qui s’est formée au contact d’amis israéliens.
Ma thèse est la suivante : bien sûr, je suis contre le terrorisme. Mais la clé du problème, ce n’est pas le terrorisme. La clé du problème est en Cisjordanie, dans cette colonisation silencieuse, graduelle, dans cette occupation bureaucratique, dans cette réglementation légale qui prépare, pas à pas, c’est tout à fait clair, une annexion. Le problème est ce qui se passe quand rien ne se passe. On accepte sans cesse d’Israël de nouveaux plans, des projets de construction de milliers de nouveaux bâtiments, pas seulement dans la proximité des bâtiments israéliens existants, mais partout.
C’est un sujet tellement sensible que l’on m’a accusé d’être l’avocat d’un nouvel holocauste. Que peut-on faire face à de telles accusations ? J’ai aussi critiqué les pays arabes, qui utilisent Israël comme un grand épouvantail pour masquer leurs problèmes internes. A commencer par ce royaume d’une corruption totale qu’est l’Arabie Saoudite.
Je me crée des ennemis partout, mais j’aime cela. Sartre, au milieu des années cinquante, se réjouissait d’être autant attaqué par l’Occident démocratique que par des communistes. C’était pour lui le signe qu’il avait emprunté la bonne direction.
Entretien réalisé par Rosa Moussaoui et Laurent Etre
Slavoj Zizek, Après la tragédie, la farce ou comment l'histoire se répète, Flammarion, 2010, 20 euros.
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