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Conférence
prononcée à l'inauguration de I'Hôpital Pierre-Janet à Hull, le 12 septembre 1969. La substance de cette conférence est extraite du
chapitre sur Pierre Janet dans le livre de Dr Henri F. Ellenberger "The Discovery of
the Unconscious: The History and Evolution of Dynamic Psychiatry . New
York, Basic Books Inc., 1969. |
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Monsieur
le Président, Monsieur
le Directeur des Services psychiatriques, Mesdames,
Mesdemoiselles, Messieurs, chers Collègues, |
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C'est
un grand honneur et un rare privilège qui me sont échus lorsque le docteur Harnois m'a
demandé de prononcer ici quelques paroles à la mémoire de celui dont cet hôpital a
reçu le nom, le grand psychologue et psychiatre français Pierre Janet. |
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Il
est sans doute peu de savants dont la renommée ait subi une aussi étrange éclipse que
celle de Pierre Janet. En 1889, c'est-à-dire
à l'âge de trente ans, sa thèse sur l'automatisme psychologique le classait d'emblée
parmi les étoiles de la psychologie nouvelle, et lorsque suivirent ses premiers travaux
sur l'analyse psychologique des névroses, on eut l'impression qu'il commençait une
carrière scientifique exceptionnellement brillante.
Mais lorsqu'il passa de l'analyse psychologique à la synthèse et entreprit
l'édification d'un système d'une ampleur extraordinaire, il ne conserva l'audience que
d'une élite de connaisseurs, cependant que son oeuvre restait incomprise de la masse du
public intellectuel. Faut-il attribuer cette
méconnaissance de l'uvre de Janet à son horreur de toute réclame, certaines
inimitiés, à une divergence entre ses idées et cette chose mystérieuse qu'on appelle
l'esprit des temps ? Le fait certain est
qu'une grande partie de son oeuvre est ensevelie dans l'obscurité, et que nombre de ses
découvertes sont aujourd'hui attribuées à d'autres.
Ce serait une inappréciable contribution à l'histoire secrète de la science si
l'on pouvait identifier les facteurs qui aboutissent à répandre la lumière sur l'oeuvre
de certains savants et à laisser dans l'ombre celle de quelques autres. A vrai dire, notre but n'est pas d'élucider un
tel problème, mais simplement de contribuer à l'accomplissement d'un acte de
"justice historique" envers un des plus éminents psychologues de tous les
temps. |
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Il
n'est pas facile de parler de la vie de Pierre Janet, car aucune étude biographique
sérieuse n'a été publiée sur lui, et lui-même n'a rien fait pour faciliter la tâche
de ses biographes futurs. |
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Essayons, pour commencer, de délimiter le cadre géographique, historique et social de la vie de Pierre Janet. Du point de vue géographique, la chose est simple: Janet est né à Paris, rue Madame, dans le 6e arrondissement, et décédé rue de Varenne, dans le 7e arrondissement. Sa vie entière s'est passée à Paris, si l'on fait exception des six ou sept années de professorat en province, des vacances annuelles à Fontainebleau, de courts séjours pour des congrès dans des villes européennes, et de quelques voyages en Amérique du nord et du sud. Pierre Janet est donc foncièrement parisien par son éducation, ses habitudes, son langage, sa tournure d'esprit. Le cadre historique de sa vie est essentiellement celui de la Troisième République. Né en 1859, son enfance s'écoule pendant les années qui marquent le déclin et la chute du Second Empire. À l'âge de 11 ans, il partage avec sa famille les souffrances du siège de Paris, puis, à Strasbourg, dans la famille de sa mère, il endure les souffrances, pires encore, éprouvées par une famille d'ardents patriotes alsaciens qui se voient annexés par l'Allemagne. Les années de son adolescence, de sa jeunesse, de sa maturité, sont celles du grand essor économique et scientifique de la Troisième République. Il a 55 ans lorsqu'éclate la première guerre mondiale. Les années de guerre et la période troublée de la première après-guerre sont peu favorables pour faire accepter la grande synthèse psychologique qu'il a commencé à édifier et dont il poursuit la construction, volume après volume. Janet, octogénaire, est sur le point de terminer cette oeuvre lorsqu'éclate la Seconde Guerre Mondiale. Il donne l'impression d'être un survivant d'une autre époque lorsqu'il meurt, en 1947, à l'âge de 87 ans. Quant au cadre social de sa vie, c'est celui de la classe moyenne intellectuelle, celui d'une famille qui a produit des médecins, des juristes, des ingénieurs, des professeurs. Parmi ceux-ci, il faut citer son oncle, le philosophe Paul Janet. |
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Ces
quelques indications nous expliquent que la carrière universitaire de Pierre Janet se
soit déroulée de façon assez simple, on pourrait presque dire dans un cadre tracé
d'avance. Effectivement, on note une
remarquable analogie entre la carrière de l'oncle Paul Janet et celle de son neveu
Pierre. Tous les deux, au début, sont des
garçons timides qui traversent une crise d'adolescence, après quoi ils deviennent de
grands travailleurs. Tous les deux, à trente
ans d'intervalle, étudient au Lycée Louis-le-Grand, entrent à l'École Normale
Supérieure, deviennent agrégés de philosophie, professeurs dans un Lycée, puis à
l'Université, et sont élus membres de l'Institut. Tous
les deux publient des manuels de philosophie et de nombreux ouvrages. Mais là s'arrêtent les analogies. La carrière de Paul Janet se déroule surtout à
la Sorbonne, celle de Pierre Janet au Collège de France.
Différence plus importante, Pierre Janet double sa carrière universitaire d'une
carrière médicale. De très bonne heure il
s'est rendu compte que l'exploration du psychisme humain ne saurait être complète si
elle ne recourt aux méthodes cliniques utilisées par les psychiatres. Son maître Ribot
écrit des ouvrages sur les maladies de la mémoire, de la volonté, de la personnalité,
en se fondant sur les observations publiées par les psychiatres; Janet, lui, se
documentera par l'observation directe du malade. C'est
pourquoi, à peine a-t-il passé son doctorat ès-lettres en 1889 qu'il s'impose la lourde
tâche de faire ses études médicales; il les poursuivra parallèlement à ses
obligations de professeur de lycée, et il obtiendra son doctorat en médecine dans le
minimum de temps. Dès lors et pour le
restant de sa vie, Pierre Janet exerce deux professions complémentaires. D'une part, il enseigne la psychologie au Collège
de France, d'autre part il étudie et traite des malades psychiatriques dans les hôpitaux
et en clientèle privée. Les nombreuses
observations cliniques qu'il rassemble serviront de base pour les théories qu'il
enseignera dans ses cours, et celles-ci, par la suite, constitueront la matière de ses
publications. C'est ainsi que nous verrons naître et grandir ce vaste système
psychologique qui se développera avec une continuité remarquable depuis la toute
première conférence publiée par Janet en 1882, à l'âge de 22 ans, jusqu'à son
dernier article paru en 1947, quelques mois avant sa mort. |
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Pour pouvoir édifier une oeuvre d'une telle ampleur, il était nécessaire d'être doué d'une activité et d'une persévérance peu communes. Janet avait hérité de ses ancêtres les vertus de travail et d'économie qui se reflètent même dans sa terminologie psychiatrique, comme lorsqu'il parle des "économies psychologiques", des "acquisitions psychologiques" ou du "budget des forces mentales". D'autre part, son attitude détachée, son ironie bienveillante, se reflètent dans sa psychothérapie rationnelle. Deux aspects différents de la personnalité de Janet apparaissent sur les photos que nous avons de lui; les unes le montrent dans une attitude d'énergie concentrée, d'observation réfléchie, dans les autres on est frappé par la vivacité des gestes et de la physionomie. C'est ainsi que Janet pouvait être tantôt l'homme qui écoutait attentivement et ne laissait rien échapper des paroles de l'interlocuteur, tantôt le causeur plein de vivacité et dont les paradoxes déroutaient parfois ceux qui l'écoutaient. Quant à ses cours, tous ceux qui les ont entendus s'accordent à dire que Janet était un admirable professeur. Un pasteur américain, le Révérend Horton, qui les suivit en 1922, écrit ce qui suit : |
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"Ses auditeurs bondaient la morne salle de conférences, et tout le long de l'hiver endurèrent de bon cur l'inconfort des bancs sans dossiers et d'une salle non ventilée, sans que leur intérêt vint jamais à fléchir. La popularité de son cours résultait, sans doute, dans une certaine mesure, des scintillations de son esprit voltairien que nulle reproduction ne saurait préserver sans la ternir - mais surtout, je pense, l'importance intrinsèque du sujet du cours et l'originalité des vues présentées. Je suis sûr de ne pas avoir été le seul auditeur étranger qui estimât que ses conférences valaient à elles seules le voyage en France." |
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Un
autre sujet sur lequel s'est fait l'accord général, est celui des talents de Janet comme
psychothérapeute. Ici encore, c'est un
visiteur américain que nous citerons, le Dr Ernest Harms, qui alla à Paris pour étudier
les principes psychothérapeutiques de Janet : |
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"Lorsque je vins à Paris pour étudier les techniques de Janet, j'allai me familiariser avec les patients dans leur quartier d'hôpital. Je trouvai là, logés ensemble, des malades atteints de délires de persécution, qui se racontaient les uns aux autres des histoires fantastiques. Lorsque je demandai à Janet quelle était son approche thérapeutique, je reçus cette étrange réponse : "Je crois ces gens jusqu'à ce qu'on me prouve que ce qu'ils disent n'est pas vrai". Je venais de voir un homme qui évitait de marcher sur les ombres, parce que Napoléon qui y rôdait voulait l'enrôler de force dans l'armée. Près de lui. une femme de 70 ans passés, se croyait persécutée par le maire de Paris qui voulait la violer. Il me paraissait difficile de trouver quelque chose de vrai dans de telles idées fixes. Remarquant ma perplexité, Janet me dit "Voyez-vous, ces gens sont persécutés par quelque chose, et vous devez faire une exploration attentive pour aller à la racine". Ce qu'il voulait me faire voir, c'est qu'on ne doit pas rejeter les idées de persécution comme des choses ridicules, ni même les considérer d'un point de vue purement symptomatique: Il fallait les prendre au sérieux et les analyser, jusqu'à ce que se révèlent les éléments qui les avaient causés. Je n'ai jamais oublié les judicieuses paroles de Janet sur les idées de persécution, ni les nombreuses autres qui étaient un élément essentiel dans ses relations avec ses étudiants. Ces paroles représentaient un art socratique que je n'ai jamais retrouvé chez aucun autre professeur de psychiatrie éminent. Pour ce qui est de Janet, les paroles étaient un élément inséparable de sa conception de la psychiatrie." |
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Janet estimait que le premier devoir du psychiatre était, suivant son expression, "de bien connaître son malade - dans sa vie, sa formation scolaire, son caractère, ses idées - et d'être convaincu qu'on ne le connaît jamais assez". Son attitude envers le malade était caractérisée par deux autres traits qu'on ne rencontre pas toujours associés : d'une part un profond respect du malade (et en particulier du secret professionnel), d'autre part une aptitude presque infaillible à saisir immédiatement la part de théâtralisme d'inauthenticité ou, si l'on préfère une expression plus moderne, la part du " rôle " joué par le patient. |
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Janet
déclarait que les Psychologues du XIXe
siècle avaient abusé des monographies. Ils
en avaient écrit un si grand nombre qu'on manquait de vues d'ensemble sur le psychisme
humain. Le temps était venu de tenter de
vastes synthèses, que l'on démolirait sans doute un jour, mais qui, entre-temps, et par
les questions qu'elles auraient posées, auraient fait progresser la science. C'est à une entreprise de ce genre qu'il consacra
sa vie. Son oeuvre comprend une vingtaine de volumes, et 200 à 300 articles ou
contributions à des volumes collectifs. Il
s'agit-là d'une construction monumentale qui englobe à peu près tous les domaines de la
psychologie normale et pathologique. Pour
donner simplement une vue d'ensemble de cette oeuvre gigantesque, un gros livre de 500
pages suffirait à peine. Il n'est
évidemment pas question d'en donner ici un résumé, mais nous pouvons essayer
d'esquisser les étapes successives qui en ont marqué la création. Nous la diviserons à cet effet en plusieurs
périodes. |