Mélancolie(1)

Jackie PIGEAUD
(2 avenue de la Berthelotière, 44700 Orvault)

Je vais reprendre ici des propos que l'on pourrait croire obstinés ou ressassés. Ce n'est, je pense, que conviction et méthode.

Il s'agit, en cette livraison de la Revue, de réfléchir sur l'unité de la mélancolie. C'est le thème que nous avons proposé. En fait, il ne s'agit ni d'un thème, ni d'une thèse, mais plutôt d'un problème fondamental et actuel, d'une question consubstantielle à la mélancolie.

La mélancolie nous intéresse. Elle nous intéresse tous, et à tous les sens du terme. D'abord parce qu'on se reconnaît, d'une certaine façon, dans la mélancolie. Nous n'avons jamais rompu avec la mélancolie. Les tentatives diverses pour l'éliminer ou la réduire à une autre maladie (celle par exemple d'Esquirol), ont échoué. Sur la mélancolie, il semble que chacun ait quelque chose à dire. Dans ce vague sens qu'on lui donne souvent, la mélancolie se confond en effet avec la tristesse, la teinte un peu sombre que chacun peut donner au jour suivant son humeur ; mais son humeur justement, c'est déjà un mot compliqué. Je veux dire par là, comme le suggère l'auteur post-aristotélicien du Problème XXX, que suivant son propre vécu, au sens le plus organique du terme, chacun sait bien que la vie peut ne pas être légère et que le malaise, indéfini souvent, peut naître.

Mélancolie... Gladys Swain, dans un article d'une remarquable élégance et hauteur de vue, reprenait cette question du nom : "Pourquoi cette insistance sur une minuscule aventure terminologique qu'on pourrait, somme toute, juger de médiocre portée ? Parce que à sa mince manière, elle signale un phénomène d'importance : l'impossibilité pour la psychiatrie d'accomplir son retranchement d'avec le monde commun. Invinciblement, en dépit de toute l'ambition scientiste qui peut ordinairement les animer, les psychiatres se sentent comme obligés, en ce lieu de la mélancolie, de maintenir ou de rétablir le contact avec le langage ordinaire. Comme s'il fallait dans le système des notions psychiatriques au moins un terme par lequel garder une ouverture sur la conceptualité quotidienne".(2)

"Il doit y avoir un mot", écrit Gladys Swain, "où s'indique une continuité entre une pente banale de l'âme et son exaspération folle. Il y a au moins une folie qui communique immédiatement avec les affections et les humeurs de tous les jours, une folie à laquelle on passe insensiblement et dont on sort de même sans rupture certaine. Voilà, semble-t-il, ce qui symbolise l'équivoque sémantique du terme mélancolie".(3)

C'était déjà, nous l'avons vu, la théorie du Problème XXX du Pseudo-Aristote.

Il y a plus. "Mélancolie = folie en laquelle se reconnaître : voilà ce qui est resté du continent de culture perdu avec l'âge classique. Duplicité de la mélancolie ; il faut y reconnaître à la fois une folie, au sens précis, médical, du terme, et une expression de l'âme humaine en sa nature profonde", écrit encore Gladys Swain.(4) On échoue à vouloir changer le terme, en apparence trop flou, trop large en extension ; on échoue à vouloir le supprimer et à distribuer en symptômes ce qui lui appartient quand même. La mélancolie, c'est ce qui nous fait communiquer immédiatement avec un fait biologique en même temps qu'avec la tradition la plus ancienne de notre culture. Mais cette immédiateté fait évidemment tout le problème.

Unité de la mélancolie. Nous savons, c'est une banalité qu'il faut répéter, que si l'homme est statutairement, ontologiquement, identique dans le temps et dans l'espace, la prise de connaissance qu'il a de lui-même et qui le constitue comme être historique se fait dans le temps. Or aucune autre maladie, comme la mélancolie, ne fait s'affronter comme cela, dans sa constitution, l'être et le temps, l'essence et la durée historique, et même la nature et l'anecdote. Comme le dit si bien le pythagoricien Archytas de Tarente : "De la même façon qu'il est difficile de trouver un poisson sans épine (arête), ainsi l'est-il de rencontrer un homme qui n'ait pas en lui quelque chose de douloureux comme une épine.(5) "Archytas joue là sur le double sens de l'achante, l'épine, l'arête. L'épine est une expression de la douleur mélancolique déjà dans le Corpus hippocratique. Mais, pour le poisson (et pour l'homme, comme semble le suggérer Archytas), c'est aussi ce qui le constitue, qui le fait se maintenir et lui donne forme.

On est, à propos de la mélancolie, comme empêtré de culture. Il est difficile de procéder à un déshabillage ; l'objet mélancolie est fait d'implications, et non de substrats qu'on pourrait dégager avec méthode. Le livre de Klibansky, Saxl, Panofsky Saturne et la mélancolie, dont on ne dira jamais assez le caractère pionnier et l'indispensable érudition, s'épuise et s'enterre finalement dans les strates. La méthode cumulative, pour ce qui est de la mélancolie, conduit nécessairement à l'ensablement et à l'aporie.

C'est qu'il faut penser l'unité, en effet, du point de vue synchronique et diachronique en même temps. Il faut essayer de saisir ce problème pour tenter de sortir du rabâchage historique, et proposer en même temps aux spécialistes de la psychopathologie, une problématique où ils se retrouvent nécessairement dans l'histoire.

Quel rapport existe-t-il entre tel malade prostré, torpide et sans paroles, entre ce malade muré et clos sur lui-même, et le créateur brillant et jaillissant, dans quelque domaine que ce soit, du Problème XXX par exemple ? "Car tous les deux sont dits mélancoliques." C'est une question à première vue en effet d'une très grande naïveté. Elle accepte, en effet, d'un seul coup, toute la tradition, tout le déferlement de la littérature sur la mélancolie ; et elle se formule en même temps en des termes résolument actuels. Cela signifie que l'on doit accepter d'affronter la question de la maladie et celle de toutes les variations que l'imagination a tissées autour d'elles.

Cela veut dire aussi qu'il y a une réalité, un noyau de nature, dans la prolifération des textes ; et que la maladie, le fait pathologique, comporte en même temps quelque chose de culturel qu'il faut essayer d'évaluer. Jamais nous ne devrons perdre de vue que la mélancolie nous oblige à tenir ensemble, de manière qui fait problème, la tradition et l'actualité, l'imaginaire et le fait biologique, nature et culture. Comme nous essayons, Yves Hersant et moi, de le montrer dans un livre à venir, il faut prendre le pari d'accepter à la fois le déluge des textes et l'hôpital, si l'on veut pardonner cette formule rapide.

Aucune autre maladie ne se propose, dans sa constitution comme fait de culture et ne renvoie, de cette façon obstinée, la culture a quelque chose de sourd et d'aveugle, qui est à la fois de l'ordre de la nature, de l'individu, de l'incommunicable, du pathologique. C'est pourquoi, je le répète, il faut tenir ensemble, de manière paratactique : comme l'Aphorisme VI, 23 d'Hippocrate le faisait déjà, le donné naturel et le comportement, ce qui deviendra le viscère et l'âme. Il faut réunir, comme le Problème XXX le suggère, le tempérament et la créativité ; et, comme les Lettres du Pseudo-Hippocrate et la tradition du Pseudo-Démocrite nous y incitent, la maladie et l'histoire. C'est ce que savait déjà l'admirable Burton. "'Tis all one", écrivait-il. La mélancolie ne peut se dévoiler que dans le temps, dans l'histoire ; mais en même temps l'histoire ne fait que déployer dans le temps ce qui est le drame intime, unique, de chaque malade.

Nécessité d'une idée conditionnelle

Pour avancer, ou plutôt pour essayer d'organiser, il nous faut ce qu'on peut appeler une idée ou une hypothèse conditionnelle, au sens où Rousseau la définissait (Préface du Discours sur l'inégalité) :

"Ce n'est pas une légère entreprise de démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature actuelle de l'homme, de bien connaître un état qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent." Et, plus loin : "Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres à éclaircir la nature des choses qu'à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours les physiciens sur la formation du monde. "

Notre hypothèse conditionnelle tient à l'unité de la mélancolie, dans toutes ses manifestations. Il faut essayer de montrer que ce que l'histoire a déployé dans les siècles ­ cette expansion vers la maladie d'une part, et vers l'imagination créatrice de l'autre ­ est le développement d'une structure constitutive de la mélancolie.

Il faut donc prendre acte de ce caractère obstiné de la mélancolie et de sa permanence. Ou alors, si on le pense, montrer que c'est un fossile, un résidu archéologique. Il faut que les historiens et les praticiens collaborent. Ni les uns ni les autres, s'ils se séparent, ne peuvent prétendre à cerner une vérité de la mélancolie. Par définition. On peut penser que c'est une illusion. Alors qu'on le montre ; que chacun parle du point de vue de sa pratique et de sa discipline. Mais que l'historien n'oublie pas qu'il s'agit aussi de maladie et de souffrance ; et que le psychiatre et le psychanalyste n'oublient pas qu'il s'agit aussi, et nécessairement, d'histoire.

Quand on s'attaque à la question de la mélancolie, on est toujours confronté à la difficulté de rendre compte de ce qui est du temps, de ce qui est du non-temps, ou du hors-temps ; de l'histoire et du droit, du vécu et du sens, non pas comme une synthèse mais comme le problème même de la synthèse que le fait mélancolique propose.

La mélancolie n'est pas une maladie comme les autres. Un mélancolique est un malade d'une certaine espèce, peut-être d'une maladie unique dans son essence, qui met ensemble, de manière problématique, une souffrance qu'il peut désigner et le soupçon que cette souffrance signifie plus qu'elle même et donne à dire à la fois sur la connaissance de soi et sur le sens de l'être. C'est bien le lien entre la souffrance et le sens qui fait tout le problème de la mélancolie.

On connaît la thèse socratique qui veut que l'on ne saurait se connaître que médiatement, qu'il faut poser un autre hors de soi, fût-ce par le moyen du miroir, pour se percevoir, se reconnaître et se juger.(6) En quelque sorte la mélancolie exprime par la souffrance l'impossibilité de poser cet autre ; elle est maladie qui concerne l'unité de l'être ; pour parler un langage démodé mais tellement commode, elle est maladie du rapport de l'âme et du corps. La mélancolie implique la nécessaire urgence de sortir de soi ; c'est-à-dire de briser l'unité, le continuum. On pourrait dire qu'elle est la pathologie du monisme. La mélancolie est maladie de l'unité de l'être. Il faut bien concevoir qu'il existe une différence entre cette prise de conscience de soi qui exige le miroir, l'identité, un analogon fixe et stable, un jugement de comparaison et l'affirmation d'une valeur ; et d'autre part une connaissance de soi par la détente, par l'arrachement sans rupture véritable, par le transport, qui garde toujours avec elle la nostalgie d'un continuum antérieur. On comprend que l'éthique ne soit pas le problème essentiel de celle-là, puisqu'elle ne s'attribue pas de point de vue d'où se juger, mais que son attitude morale, s'il lui arrive d'en avoir, ne peut être qu'une posture temporaire.(7)

Elle montre la nécessité du dualisme, c'est-à-dire de déchirer cette unité qui fait souffrir. Elle pousse à sortir pour se poser en dehors de soi, établir un point de vue d'où s'observer, se juger. Cela ne se peut faire que dans la poussée, le jaillissement.

Considérons cette plainte du malade où se trouve enfouie la vérité de la mélancolie, et l'endroit de son corps où il souffre. Qu'est-ce que cette souffrance ? Cette ligne nécessaire où je souffre de ne pouvoir la recommencer et qui n'est plus qu'une ligne de douleur confuse... Il faut voir là qu'il y a un temps, où l'avenir n'existe pas encore ou n'existe plus comme possible. Entre cette souffrance d'avant et cette souffrance d'après, il n'y a plus de différence ; c'est un temps d'éternité, ou encore, si l'on veut, le temps naturel, le temps de la physiologie, le temps de la confusion biologique. Le mélancolique soit n'a pu exercer le nécessaire déchirement, soit a échoué pour retomber dans le continuum. Pour lui, il n'est plus de métaphore possible ; on peut dire aussi que pour lui la métaphore n'existe pas ou n'a pas de sens. C'est le monisme du malade, de l'être replié sur soi et souffrant de ce repli, ignorant la métaphore. Ce monisme pathologique n'a évidemment rien à voir avec un monisme philosophique cohérent, qui pose l'être comme un, et oblige à le penser comme tel.

Le drame de la mélancolie, c'est qu'on l'interroge pour savoir si sa souffrance est somatique ou psychogène. Ce langage n'a tout simplement pas de sens pour elle. C'est le "dualisme" qui a contraint à installer la mélancolie dans un espace qui n'est pas fait pour elle, où elle n'est pas née. La désignation du viscère, comme les patients de Blondel le lui montrent, n'est pas l'essentiel. C'est le génie de la bile noire de contenir assez de substantialité pour faire illusion sur la réalité de l'organique. La recherche d'un siège de la mélancolie est évidemment vouée à l'échec comme toute spatialisation qui tombe dans le piège dualiste. La même remarque vaut pour toute approche "psychologique". La comparaison entre le deuil et la mélancolie montre qu'ils ne sont absolument pas recouvrables ni symétriques. Freud écrit : "Lorsque dans son autocritique exacerbée, il (le mélancolique) se décrit comme mesquin, égoïste, insincère... il pourrait bien, selon nous, s'être passablement approché de la connaissance de soi, et la seule question que nous nous posions, c'est de savoir pourquoi l'on doit commencer par tomber malade pour avoir accès à une telle vérité" (Deuil et mélancolie). Nous n'avons rien à changer à cette phrase, sauf cette chose essentielle : il faut donner à la connaissance de soi un sens logique et non psychologique. On comprend, en revanche, que cette pensée n'ait rien à voir avec la morale, comme le souligne Freud.

Au fond, c'est un lieu commun, au sens le plus rhétorique ; mais en même temps c'est le lieu qui nous est commun, tout au moins en Occident, lieu que nous habitons tous de façon plus ou moins fugitive ou constante ; lieu commun au malade et au médecin qui le soigne ; maladie de la culture certes, mais aussi possibilité d'intégrer le malade dans l'histoire de la culture.

Il ne s'agissait pas ici que chaque auteur choisît comme thème "l'unité de la mélancolie", mais qu'il eût, si possible, ce problème à l'horizon de sa réflexion, et que le lecteur, en tout cas, devant la diversité des articles, la prît au sérieux comme un problème actuel et constant de la mélancolie.

J. P.

(1) N° 2/98, Mélancolie.
(2) Gladys Swain, Permanence et transformations de la mélancolie, in Dialogue avec l'Insensé, Paris, NRF, 1994, p. 168
(3)Op. cit., p. 169.
(4) Op. cit., p. 172.
(5) In Aelien, Var Hist.
(6) cf. par exemple J. Pigeaud, L'art et le vivant, Paris, Gallimard, 1995.
(7) Nous renvoyons à notre introduction de L'homme de génie et la mélancolie, Paris, Petite Bibliothèque Rivages, 1988.

 

 

 

 

 

 

 

Psychiatrie et milieu de travail(1)

Claude VEIL

Psychiatrie française : Peut-on considérer que la psychiatrie du travail a une histoire ?

Claude Veil : Tout au moins, on peut dire qu'elle a des antécédents. Les débuts du siècle ont laissé quelques traces d'études de morbidité mentale selon les professions. Mais c'est plutôt d'abord sur le travail asilaire que s'est porté l'intérêt des aliénistes ; l'auteur le plus important reste à cet égard Hermann Simon.

Le véritable essor a eu lieu pendant la seconde guerre mondiale, en Angleterre. Rappelons-nous : un pays en guerre dans une île pauvre en ressources naturelles, soumise à des attaques aériennes et sous-marines incessantes, une armée désorganisée par des déboires sur le continent et la déconfiture de ses alliés, une population tout entière mobilisée. Les hommes valides étaient sous les armes, Pour que les usines continuent à tourner, on recourut massivement à la main-d'œuvre féminine. Les ressources humaines restant limitées, il était vital non seulement de les utiliser au maximum mais encore de les utiliser au mieux.

Sous la contrainte de l'urgence, on innova ­ avec intelligence. Les forces armées britanniques repensèrent leurs techniques de choix et de formation des cadres. John R. Rees, Général-psychiatre, eut l'idée de proposer aux "débiles mentaux" une fonction sociale valorisante, sous la forme de petites unités de pionniers, honorablement habillés, à qui l'on confia avec succès des tâches de défense passive. Quant aux travailleurs civils, souvent handicapés, souvent peu accoutumés aux contraintes de la production, on s'efforça de les faire bénéficier d'une surveillance médicale ; celle-ci permit d'identifier à différents stades une pathologie jusqu'alors imparfaitement perçue. De cette époque datent les premières observations systématiques suffisamment fiables ­ dont les plus importantes sont celles de Russel Fraser ­ de névroses imputables aux conditions de travail, la proposition et la mise en œuvre de mesures de protection. Dans le même temps et non sans connexions (autour, notamment, de la Tavistock Clinic) le traitement et la réadaptation des malades et des traumatisés évoluaient dans le sens d'un resserrement des liens avec (selon un anglicisme qui a fait florès) "la communauté".

Ces travaux ne furent connus sur le continent qu'après la fin des hostilités. Ils furent relayés par un petit nombre de praticiens américains et par des Européens du Nord (des scandinaves, ou, plus près de nous, aux Pays-Bas, M.R. Van Alphen de Veer, efficacement implanté dans les usines Philips comme médecin-directeur du service des affaires sociales).

En France, il existait un solide substratum en psychologie, physiologie, sociologie et médecine du travail. Dès l'immédiat après-guerre, il s'est développé deux écoles principales de psychopathologie du travail. L'une et l'autre rassemblaient des jeunes psychiatres sensibles à la souffrance, la souffrance des malades, la souffrance des travailleurs. Chacune de ces écoles était enracinée sur sa base propre, un service hospitalier profondément réformé, innovant et largement ouvert sur le monde extérieur, en un mot-sigle un CTRS (centre de traitement et de réadaptation sociale). La différence apparaissait surtout dans les références théoriques et dans la nature des liens avec les disciplines voisines.

A Villejuif, Louis Le Guillant s'appuyait sur une conceptualisation pavlovienne de l'activité nerveuse supérieure. L'approche du milieu de travail était concrétisée par un fort courant d'échanges avec les syndicats de travailleurs. L'activité de recherche (Jean Bégoin, Adolfo Fernandez-Zoïla, Rodolphe Roelens) a été connue surtout à travers des tentatives pour décrire des entités pathologiques spécifiques : celle des bonnes à tout faire, celle des conducteurs de locomotives, la névrose des téléphonistes, etc.

A Ville-Évrard, Paul Sivadon, avec Roger Amiel et Jean de Verbizier, faisait prévaloir un certain éclectisme théorique, dans une perspective de santé mentale plutôt que de maladie. Il multipliait les voies d'approche : la Sécurité sociale, l'Inspection du travail, les services médicaux du travail, les services sociaux, les associations à vocation réadaptative. Il appréciait que ses collaborateurs ajoutent à leurs qualités de psychiatre une seconde expérience, par exemple celle de médecin du travail à part entière.

De toute façon, quels que soient leur cheminement intellectuel et leur mode d'insertion, les uns et les autres attachaient une grande attention aux relations humaines dans les milieux de travail, à leur part dans la constitution du lien social (comme on le dit couramment maintenant), dans sa dégradation, dans sa restauration. Quelques uns s'attachaient à pénétrer les arcanes de l'organisation et de la rémunération du travail. La plupart d'entre eux, se considérant avant tout comme cliniciens face à la demande d'aide des travailleurs en difficulté, ne s'attardaient guère aux discussions sur le domaine propre de la psychiatrie.

L'audience des psychiatres du travail s'affermissait lentement. Plus lentement en France qu'au niveau international, où l'O.M.S., l'Unesco, l'O.I.T., la Fédération mondiale pour la santé mentale s'ouvraient aux auteurs français. Il y a bien eu quelques lieux de rencontre ­ tels les groupes de travail de la Ligue française d'hygiène mentale ­ et des échanges intellectuels avec quelques personnalités indépendantes (parmi les sociologues Roger Bastide, Georges Friedmann, parmi les physiologistes Paul Chauchard, parmi les analystes Léon Chertok, dont on sait qu'il a été, avec Odile Bourguignon, l'animateur du premier groupe Balint de médecins du travail).

Peut-être est-ce en raison d'un déficit en interlocuteurs, d'une insuffisante ouverture des débats, le fait est que la théorisation restait insatisfaisante. On peut reprendre le problème à partir de là. En se plaçant, par exemple, au point de vue de l'aliéniste ou du neurologue lambda de la fin des années 50 : le milieu de travail lui était radicalement étranger ; en miroir, salarié de base ou dirigeant, le travailleur n'était pas mieux loti ; pour chacun, l'autre était une représentation, pas un objet pensé. Pour le militant de la sectorisation psychiatrique ayant opté pour un découpage du territoire selon le domicile, la prise en compte du lieu de travail était dérangeante, et qui se risquerait à la promouvoir ferait figure d'ennemi objectif. Pour le psychanalyste, le souci de la psychiatrie du travail semblait futile, une sorte de fascination par le conflit actuel, à la rigueur par la névrose actuelle. Pour un tenant des sciences sociales, ces médecins ignares ne pouvaient être pris au sérieux que si, abdiquant toute prétention psychologisante, ils s'abritaient dans le giron d'une discipline établie. Quant à l'épidémiologiste, faute d'avoir abordé le problème, il n'avait alors rien à en dire. ­ Dans ce contexte, proposer, construire, mener à terme un projet de recherche de quelque importance passait pour folle entreprise.

Vinrent les événements de mai 68. Éœurés par les caricatures d'ergothérapie qui avaient envahi les lieux de soins, les jeunes psychiatres en rejetèrent les eaux fades, et, avec, tout intérêt pour le travail. On pouvait voir là quelque revanche tardive sur l'esprit de Vichy, qui dans la devise de l'État avait substitué le Travail à la Liberté, tandis que la pensée marxiste, prise à contre-pied, ne retrouvait plus ses valeurs traditionnelles.

Il a fallu attendre le début des années 80 pour que l'éclipse prenne fin. Christophe Dejours aura été celui qui a su, à la fois, revivifier l'héritage de ses prédécesseurs et marquer une nette discontinuité avec eux. Ce n'était pas un débutant, tant s'en faut, mais c'est le moment où ses idées ont commencé à faire leur chemin. A partir de là, nous sommes devant une œuvre en cours d'élaboration, et ce n'est plus une perspective historique.

P. F. : Ne faudrait-il pas préciser davantage les soubassements idéologiques de cette histoire ?

Cl. V. : Certes. Il y a même eu plusieurs tentatives en ce sens. A ma connaissance, la plus récente est celle d'Isabelle Billiard, qui ne m'a pas paru tout à fait au point. Pourtant, je ne suis pas sûr d'être suffisamment désimpliqué pour faire mieux. En simplifiant (en simplifiant beaucoup, pour rester dans les limites de notre entretien), on pourrait commencer par remarquer que toute position relative au travail assigne à celui-ci, au moins implicitement, et au moins à l'intérieur de la culture où nous baignons ici et maintenant, une valeur. Il est d'ailleurs plaisant de déchiffrer l'affleurement de ces convictions dans les considérations étymologiques par lesquelles maint auteur tient à inaugurer son propos sur le travail.

Si l'on voit dans le travail surtout une malédiction rémunérant le péché originel, on ne peut sans contorsions l'intégrer comme valeur positive, et l'on est plus attentif à sa pénibilité, à la part de souffrance qu'il comporte, mais on ne se sent pas pleinement habilité à changer le cours des choses. Si l'on voit le travail surtout comme une façon d'exister, de donner et recevoir sa part dans la création commune, la souffrance au travail, injustice majeure, subversive, doit être éradiquée. Ceci ne constitue qu'une première approche : dans les deux cas de figure considérés, il y a toujours un fautif à identifier. De plus, il faut bien admettre que nous sommes rarement au clair avec nous-mêmes sur ce sujet : individuels ou collectifs, nos dénis, nos ambivalences et nos incohérences sont monnaie courante.

Sivadon shunte l'imbroglio. Ce qui lui importe, c'est la souffrance qui résulte d'une dysharmonie entre l'individu et son travail. Cette dysharmonie est elle-même une conséquence d'un différentiel d'évolution. Les sociétés modernes changent, et avec elles la nature et les conditions du travail. La nature humaine ne change ­ si elle change ­ que beaucoup plus lentement, mais il est dans la nature humaine de posséder une très grande capacité d'adaptation aux changements du milieu. Toutefois cette capacité d'adaptation est moindre chez certains individus, moins bien doués à cet égard, ou fragilisés secondairement (tels les malades mentaux). Les personnes en difficulté ont besoin d'un milieu qui n'exige pas d'elles des efforts au-dessus de leurs moyens ; on va donc intervenir sur l'environnement humain et technique pour le configurer selon un modèle plus archaïque. Une fois franchie cette étape régressive, il sera possible, soit au pis-aller d'en pérenniser le succès, soit de préférence d'accompagner le sujet dans sa conquête de l'autonomie, dans un parcours gradué dont chaque étape pourra marquer un nouveau gain de la capacité d'adaptation du sujet.

Pour Le Guillant, la souffrance au travail résulte d'un fonctionnement défectueux à différents niveaux de l'organisation sociale. Dans une société capitaliste les relations interpersonnelles sont perverties. On décrira ainsi les bonnes à tout faire comme un groupe social disséminé et non structuré mais qui présente plusieurs traits communs, en particulier celui d'être étroitement dominé. En partant d'une situation de brimade interpersonnelle et d'échec économique, il va s'agir de faire l'apprentissage d'une lutte pour l'égalité et pour la dignité. De même, l'étude du travail dans les centraux téléphoniques manuels de l'époque y fait voir des jeunes femmes s'activant sous la contrainte d'une exigence de conformité et de rendement, sous le joug d'un encadrement persécuté-persécuteur. Le rôle propre des médecins dans la thérapeutique et la prévention s'apparente donc à un engagement politique.

Quand un travailleur en difficulté a la chance d'approcher Sivadon ou Le Guillant, il peut être sûr de bénéficier de soins médicaux de qualité, d'égards pour son confort, et de plus il va être écouté attentivement, et sincèrement respecté comme personne. Tant mieux. Cela va l'aider à vivre. Et les comptes rendus qui rapportent l'heureuse fin de l'observation ne sont pas truqués. Dirons-nous aujourd'hui que les positions théoriques et les schémas explicatifs que nous venons d'évoquer succinctement s'en sont trouvés validés ? Certes non, ne serait-ce que parce que depuis lors les critères de scientificité sont devenus beaucoup plus difficiles à satisfaire.

Il est plus intéressant de considérer qu'il y a un demi-siècle quelques psychiatres avaient perçu, en s'efforçant d'ouvrir les chemins de la liberté aux malades dont ils avaient la charge, que pour certains de ces malades l'itinéraire englobait les lieux du travail. Dans un second temps, le savoir ainsi acquis allait les conduire à une meilleure compréhension des difficultés vécues par un grand nombre de travailleurs et par un grand nombre de patients.

Toutefois un obstacle subsistait : à défaut d'expérience concrète, la plupart des médecins ne possédaient des milieux ordinaires de travail qu'une représentation assez étroite, et souvent obsolète. Ce manque aura été à l'origine de faux-pas propres à entamer leur crédibilité. A ce propos, il me revient une anecdote. Un jour, Le Guillant avait dit qu'en faisant travailler aux pièces des femmes psychotiques on améliorait les résultats thérapeutiques. Je lui avais demandé si, en la circonstance, les inconvénients de ce mode de rémunération, qu'il connaissait bien, pouvaient être négligés. Il avait dû en être surpris et peiné, au point d'écrire plus tard qu'il n'avait jamais tenu le propos que je lui avais prêté (le compte rendu imprimé de la séance ne reproduit pas textuellement son intervention ; nonobstant, ce compte rendu conserve la trace de ma réponse, à laquelle il n'avait rien objecté sur le moment). Autre exemple : il reste encore de bon ton, quand on écrit sur le travail industriel, de prendre part à la démonisation de Frederic W. Taylor. Sur l'œuvre, et informé des mésusages pervers qui s'en réclamaient, Le Guillant portait un jugement globalement défavorable. Il ne pouvait accepter que le pavillon de la science serve à couvrir une exploitation marchande. Mais il savait percevoir chez l'homme Taylor l'intention humanitaire et l'honnêteté. Or il advint que, faisant un pas de plus, Le Guillant louangea Bedaux d'avoir humanisé Taylor. Éloge bien immérité, car l'innovation apportée par les systèmes à points, c'est-à-dire les coefficients de correction des valeurs chronométrées, aura surtout servi à habiller d'un redoutable pathos l'arbitraire de leur modulation ­ et, en dernière analyse, à ramener la fixation des normes de production et de rémunération dans le champ clos des rapports de force entre acteurs sociaux.

On pourrait voir dans le récit de ces anecdotes l'amorce d'une sorte de terrorisme intellectuel : l'étude du travail serait une chasse gardée, réservée à une petite cohorte de spécialistes bien entraînés et redoutant l'intrusion des amateurs. Mieux vaut l'entendre comme un appel à la prudence dans nos interprétations. Pour ma part, je puise une certaine légitimation dans les seize mois où j'ai exercé à plein temps la profession d'ingénieur en organisation. Lorsque j'ai estimé devoir m'en retirer, il ne m'a pas semblé excessif d'observer longtemps une extrême réserve d'expression. Mais laissons là cette fanfaronnade.

Toujours est-il que la question portait sur l'idéologie. Où situer le principal auteur français contemporain ? Je répondrai un peu à côté, en insistant sur l'originalité de la référence de Christophe Dejours à la psychanalyse. Quant à l'attention portée au travail, les analystes se rangent spontanément en majorité sous la bannière du refus, en minorité sous celle d'une psychologie strictement individuelle, parfois extrapolée à un groupe. Dejours s'est intéressé à des mécanismes de défense proprement professionnels, préexistant aux individus ; il s'est attaché à mettre au point des méthodes de mise en évidence, de vérification, d'intégration et de partage du savoir afférent.

P. F. : N'y a-t-il pas dans ces différentes prises de positions affleurement d'une vision moralisante du travail ?

Cl. V. : Presque toujours. Il est difficile de se l'avouer quand l'ambition est d'être scientifique.

P. F. : On peut dire que la psychiatrie du travail réduit le collectif à l'individuel. On peut dire aussi qu'elle réduit l'individuel au collectif.

Cl. V. : On peut. On peut dire encore que la psychiatrie de secteur procède d'un mode de pensée parallèle, homologue, du fait qu'en choisissant un angle d'observation et d'intervention elle écarte les autres.

P. F. : A partir de quand une activité est-elle du travail ?

Cl. V. : On peut se suffire d'une définition telle que : le travail est une activité qui produit soit des objets soit des services, qui dans tous les cas implique des liens sociaux (échanges économiques et psychologiques entre personnes et groupes) qu'elle utilise et crée.

P. F. : Que penser du courant de psychiatrie du travail qui inspire des stages de gestion du stress ?

Cl. V. ­ Je répondrai en termes plus généraux. Il peut arriver à tout psychiatre de dîner en ville à côté d'un responsable d'entreprise et de tomber sous le coup d'une séduction réciproque. On se raconte qu'on aimerait aider les gens à s'accomplir pleinement, à récupérer l'énergie gaspillée en angoisse névrotique, à s'éclater au bout d'un élastique, à vivre heureux. Vaste programme. Personnellement, j'ai été profondément marqué, en 1950, par la lecture d'un article paru dans le Concours médicalsous le titre "Le psychiatre briseur de grève". On y apprenait qu'aux États-Unis il y avait des firmes où des psychiatres se tenaient à la disposition des travailleurs pour les aider à résoudre leurs difficultés personnelles. On comprenait que, une fois les problèmes bien situés au niveau individuel, il n'était plus question de prétendre discerner de motif à des griefs collectifs. Il doit être bien clair que, tout autant qu'il s'interdit d'attiser les conflits, un médecin ne saurait accepter d'être payé pour les étouffer.

P. F. : Que fait-on d'autre quand on intervient auprès d'une équipe hospitalière ? Revoici la morale...

Cl. V. : Certes. ­ En 1968, j'avais été envoyé en Union soviétique avec pour mission de faire rapport, inter alia, sur le travail des malades dans les hôpitaux psychiatriques. J'y ai vu d'intéressantes réalisations, meilleures que ce que nous avions alors chez nous. J'y ai vu aussi des travaux qui s'effectuaient dans des conditions d'hygiène et de sécurité tout à fait contestables. Ayant avancé timidement quelques suggestions, j'ai eu la surprise de constater qu'elles avaient un effet bouleversant : en quelques heures un certain ordre coutumier des choses était devenu intolérable, et les normes occidentales s'étaient imposées. L'aspiration morale était évidente, la lucidité était venue avec le savoir. Par ailleurs, j'avais apprécié le contraste avec ce qui se disait à ce moment-là dans les hôpitaux français ; pour les soignants russes, accéder au travail à la chaîne était considéré comme une promotion : pensez-donc, ce malade schizophrène travaillait tout seul dans son coin, et maintenant le voici solidaire avec les autres dans une production commune...

P.F. : Il y a eu des psychiatres qui ont appris la médecine du travail, il y en a maintenant qui se forment à la direction d'entreprises.

Cl. V. : Cette démarche est assez logique. Ce qui importe en l'occurrence, ce n'est pas d'obtenir un diplôme, ni de se livrer à une gesticulation en terrain étranger, c'est d'apprendre réellement un métier, un vrai métier, et de l'exercer pour de bon assez longtemps pour assumer les risques que cela comporte. Ce qu'il est resté des stages ouvriers, une fois que la mode en fut passée, c'est tout au plus une littérature médiocre.

P. F. : Le cadre traditionnel de la psychiatrie ayant été rompu, les psychiatres cherchent de nouveaux repères.

Cl. V. : Remarquons que les psychiatres ne connaissaient pas si bien que cela leur cadre traditionnel. Il leur a fallu attendre Georges Daumézon pour découvrir les infirmiers, et Michel Foucault pour se situer dans une socio-histoire un peu précise. On observe encore qu'il leur reste parfois difficile de repérer les références de leur environnement professionnel proche. L'exemple le plus frappant qu'on puisse en donner, c'est, me semble-t-il, la confusion des esprits et des usages à propos des C.A.T. A l'origine, les centres d'aide par le travail devaient offrir à des personnes en grande difficulté chronique une occupation et quelques ressources. Cette forme d'assistance étant considérée comme à la fois sécurisante et constructive, on en vint à préconiser de faire des C.A.T. un lieu de préparation à une vie normale de travail, tout en continuant à les peupler de personnes pour qui cet objectif était particulièrement difficile à atteindre. Parallèlement, un autre type d'institution, les ateliers protégés, était destiné à une population différente : celle des travailleurs handicapés pouvant fournir une production normale ou quasi-normale dès lors que des conditions de travail particulières leur permettraient d'épanouir leurs capacités. Plus exigeants, moins sécurisants, moins soutenus financièrements, les ateliers protégés se sont beaucoup moins développés que les C.A.T. De fil en aiguille, les C.A.T. ont été investis d'un ensemble touffu de missions, long séjour, transition, soin, et maintenant production et rentabilité. Le C.A.T. fonctionne comme une nasse : l'on se presse pour y entrer, quand on y est on ne peut plus en sortir, sauf à réintégrer un lieu de soins. La demande de création de places, à peine satisfaite, se rétablit. L'efficacité du dispositif reste insuffisante, mais son coût ne cesse de croître ; pour tenter d'atténuer ce dernier, on s'efforce de développer la production, ce qui freine d'autant le départ des stagiaires qui en seraient le plus capables, et cela ne manque pas de renforcer le cercle vicieux.

P. F. : Cela rappelle le processus d'asilisation des malades travailleurs de jadis.

Cl. V. : On peut proposer ce rapprochement.

P. F. : On a beau essayer de tirer parti de la gamme des lieux d'intégration sociale, on la parcourt souvent en circuit fermé, sans jamais parvenir à l'insertion en milieu normal de travail. Et pourtant on continue à se réciter la litanie de la guérison : ce patient devant toi, il faut qu'il travaille, qu'il se marie, qu'il ait des enfants.

Cl. V. : C'est vrai que la vie est généralement rétive aux formulations simples. Cela me fait penser au récit que nous fit un jour un jeune chercheur brésilien. Il décrivait le travail des forestiers du Nordeste. Ces gens sont mal payés mais ont accès à des cliniques psychiatriques où les soins sont pris en charge par la Sécurité sociale. Chacun son tour, les travailleurs surmenés et mal nourris vont se refaire une santé grâce à une hospitalisation de quelques semaines en clinique psychiatrique. Apparemment, le circuit est économiquement viable, et tout le monde s'y retrouve. A condition toutefois d'accepter de donner de la "maladie mentale" une définition abusivement extensive.

Il reste à s'entendre sur ce qu'on considérera comme une guérison. Mais faut-il s'arrêter longuement à cet aspect du débat ? Le point ne me paraît pas déterminant, et je vais essayer d'illustrer cela en résumant un cas que j'avais exposé un soir à l'Évolution. Il s'agissait d'un O.S. polisseur en carrosserie automobile. Il avait confié à son médecin du travail sa peur de tuer sa femme. En s'excusant presque de me soumettre un problème si peu lié au travail, le confrère me demandait comment soulager cette étrange souffrance. Exact à son rendez-vous, l'homme manifesta une agitation anxieuse assez discrète mais quasi permanente et confirma avoir à résister à des impulsions dont il avait honte. Le couple conjugal allait... comme vont les couples. Et le travail ? Ah, très bien. L'homme gagnait bien sa vie, sans problème. Il travaillait si vite et gagnait tant d'argent qu'il allait bientôt pouvoir s'acheter la voiture de ses rêves, une Simca Aronde neuve. Nous avons examiné ensemble tous ces éléments. J'ai expliqué qu'il pouvait s'agir d'un surmenage, d'un processus susceptible de conduire à l'épuisement, voire à un arrêt de travail ; je lui ai dit que des médicaments pouvaient lui rendre service, et sur le même ton que je pensais qu'il aurait intérêt à modérer son activité ; en nous séparant, nous sommes simplement convenus de nous revoir quelques semaines plus tard, et j'ai écrit dans le même sens à son médecin du travail.

Lorsqu'il est revenu deux mois après, c'était par acquit de conscience. Ses idées bizarres ne le tourmentaient plus. Il dormait beaucoup mieux. Il avait ramené sa cadence de travail au niveau de celle de ses camarades d'atelier, et de ce fait gagnait nettement moins d'argent. Et la voiture ? Il était désormais l'heureux possesseur d'une 4-chevaux Renault d'occasion.

Ce genre de récit suscite habituellement deux sortes de critiques :

P. F. : On doit quand même s'interroger. En s'essayant à modifier une situation sociale hors de leur domaine spécifique, les psychiatres s'installent dans une position quelque peu mégalomaniaque. Quand il donne un conseil d'allure rationnelle, concernant le travail par exemple, le psychiatre ne saurait ignorer que ce conseil prend son sens de la relation et des modalités d'accompagnement dans lesquelles il s'inscrit.

Cl. V. : Cet avertissement n'est pas inutile, dans la mesure où il concerne les thérapeutes et leurs patients engagés dans une relation continuée. Pour ce qui est du polisseur en automobiles, c'est différent. Car c'est bien lui qui a pris la décision de régler son problème en révisant à la baisse son niveau d'aspiration. Aucun médecin n'a commis la bourde de l'en empêcher en le mettant en arrêt de travail. J'avais évité de m'appesantir sur le symptôme d'appel, dont j'avais (était-ce avec légèreté ?) supposé que c'était à ce moment un épiphénomène, et qu'il nous le présentait pour n'avoir pas à prendre conscience de sa course à l'abîme. Je ne l'ai vu que deux fois, et il n'a été en aucune manière "psychiatrisé" (comme on nous a appris à dire depuis lors). Il n'a même pas fait l'objet d'un étiquetage. Qu'eût-on dit, dans le langage de l'époque ? On pouvait hésiter à parler de névrose phobique ; on aurait peut-être dit : pseudo-névrose de situation, mais il n'y avait pas d'asthénie, et pour cause. Actuellement, d'aucuns discuteraient de la vraisemblance d'une attaque de panique, ou de la sempiternelle brûlure interne. Je dirais volontiers : parlons-en si vous voulez, mais je ne suis pas motivé. En revanche, si, peut-être, j'ai rendu service à cet homme, c'est primo parce que, en tant que psy, j'ai su qu'il fallait lui dire qu'il n'était pas fou ; et secundo parce que, en tant qu'ergo, j'ai été sensible à la démesure de son hyperactivité.

P. F. : Quelle articulation peut-on faire entre de telles observations de travailleurs dans leur emploi et le mouvement actuel qui se dit de "réhabilitation" ?

Cl. V. : La réhabilitation engage des psychiatres dans des participations minoritaires, où peu d'entre eux se sentent à l'aise. Elle se joue selon les règles que spécifie chaque environnement socio-culturel, ce qui restreint la viabilité des transplantations de techniques et de personnes. A contrario, ce mouvement est propice aux fécondations croisées : les rencontres entre équipes européennes homologues se développent lentement mais sûrement ; en matière de handicap, la coopération entre institutions psychiatriques et institutions généralistes, bien que fructueuse, reste circonscrite à quelques lieux de tradition.

On constatera, ce dont certains s'attristeront, qu'actuellement les liens pragmatiques et intellectuels entre réhabilitation et psychodynamique du travail sont des plus ténus. A cet égard, l'histoire des dernières décennies semble avoir quitté les voies ouvertes par Sivadon et Le Guillant.

P.F. : Quelle participation les milieux de travail peuvent-ils avoir dans la prévention, l'assistance et le soin aux malades mentaux ?

Cl. V. : Beaucoup plus que ce qui se réalise, beaucoup moins que ce qu'on se raconte. C'est une affaire de mode d'emploi à connaître, et pour cela il appartient aux milieux de soins de repérer des voies d'accès, de construire et vivifier un réseau de relations, d'observer les codes de communication et les usages de chaque milieu, en somme de ne pas rester entre soi et de ne pas rechigner à la peine pour que ce qu'on à demander soit entendu. C'est une affaire de possession de sa propre compétence professionnelle, notamment chaque fois qu'il incombe au psychiatre d'évaluer le potentiel évolutif d'un patient face aux contraintes d'une situation nouvelle, et non pas seulement par rapport à une asilisation antérieure. C'est une affaire de lucidité vis-à-vis des représentations des uns et des autres : qu'aurait-on à attendre d'employeurs négriers, de syndicalistes démagogues, de médecins du travail à la solde ? pas davantage que ceux-ci n'attendraient de psychiatres cocasses manipulateurs. Il ne faudrait pas prendre les milieux de travail pour des agences philanthropiques ­ s'ils l'étaient, ils ne tarderaient pas à fermer boutique. Il n'empêche que la tolérance de ces mêmes milieux à la déviance est immense ; toutefois, cette tolérance étant sélective, on n'en peut user qu'avec discernement.

J'attendais encore une question, sur l'embarras que suscitent la possession, la dissimulation, le partage d'une information dépréciative. La question n'est pas sortie. Tant pis, je propose une réponse : relire, d'Erving Goffman, "Stigmate, les usages sociaux des handicaps". On y trouvera d'intéressantes ouvertures sur les ressources qu'offrent les "initiés".

P. F. : Peut-on dire un mot de la loi du 30 juin 1975 en faveur des personnes handicapées ?

Cl. V. : L'applicabilité de la loi au champ de la psychiatrie découle tout naturellement de la reconnaissance, aux lendemains de la Libération, de la plénitude des droits des malades mentaux en matière de législation sociale. Manquant singulièrement de vigilance, les organisations professionnelles de psychiatres ont attendu que la loi soit votée pour commencer à s'y intéresser. Réagissant trop tard, elles se sont piégées elles-mêmes pendant une vingtaine d'années dans une position négativiste. Ces derniers temps, des praticiens habiles commencent à dire qu'ils trouvent dans la loi des dispositions dont faire bon usage se peut, tandis que des maîtres à l'intellection déliée admettent que tout n'est pas à rejeter dans la conceptualisation du handicap selon Philip Wood.

(Propos recueillis par l'équipe de rédaction)
Cl. V.

(1) N° 2/96, Psychiatrie et milieu pénitentiaire.

 

 

 

 

 

 


Thèses et perspectives systémiques
de l'abord familial en psychiatrie(1)

Philippe CAILLÉ
(Tidemandsgt 3, 0266 Oslo, Novège)

1. Traits caractéristiques de l'approche systémique

Il est dans le cas de l'approche systémique plus naturel de parler d'une perspective que d'une thèse. La théorie systémique impose une façon nouvelle d'organiser notre perception, un mode différent de conception des phénomènes qui nous entourent, en un mot une nouvelle épistémologie. Ce renouvellement dans notre façon d'organiser le monde qui nous entoure a cependant peu le caractère d'une explication, d'une thèse au sens habituel.

Ce qui est nouveau par rapport à la tradition scientifique classique de l'Occident est qu'on abandonne la prétention de la compréhension exhaustive des lois qui régissent la nature. Cette tradition classique voit son apogée au XVIIIe siècle avec les lois de Newton, mais a toujours une place dominante dans notre culture. L'espoir du scientifique reste d'arracher à la nature le secret des lois immuables qui gouvernent les phénomènes. Comme dans la balistique ou la thermo-dynamique, il suffira pour comprendre l'état actuel de l'objet étudié de connaître son état initial et la nature des forces qui ont entre-temps exercé leur action. La pensée scientifique est close sur elle-même, se voyant observatrice, détachée et neutre de la nature ambiante.

La conception scientifique qui surgit de l'épistémologie systémique renonce à tout impérialisme explicatif sur la nature observable. Le scientifique n'est plus un observateur neutre et impartial mettant au découvert des lois qui ont toujours existé bien que jusque-là cachées au savoir des hommes. Les thèses scientifiques sont au contraire ici conçues comme créées de toutes pièces par et pour l'être humain afin d'appréhender une nature autrement déroutante et insaisissable. Il ne peut donc s'agir de connaissance absolue et immuable.

Il s'agit de cartes, de modèles qui tentent à rendre justice à la constante interaction entre les phénomènes naturels, interaction qui leur donne une apparence de stabilité. La nature n'est pas conçue comme stable et éternelle, mais comme mouvante et fragile. Les principes d'ordre qui organisent la nature peuvent à tout moment être remis en question par des accidents qui bouleversent les structures. De là émergeront de nouveaux facteurs d'équilibre dynamique entre les phénomènes jusqu'à ce que l'ordre soit à nouveau remis en question par de nouveaux événements échappant aux lois connues. C'est ce qu'on a appelé l'ordre par fluctuation.

L'approche systémique est donc loin d'avoir un champ d'application limité à l'étude des comportements humains. Cette épistémologie est en fait en train de voir son utilité reconnue dans de nombreuses disciplines scientifiques. Un dialogue peut ainsi s'établir entre les sciences de l'homme, la cybernétique, les mathématiques, la chimie à un niveau d'intégration autrefois inconnu.

C'est la largeur du champ d'observation plutôt que la nature même de l'objet qui conditionne la possibilité d'une approche systémique. Prenons une analogie dans la photographie. Le gros plan d'une marguerite ne donne guère d'autres possibilités qu'une description de la fleur, digne de la botanique classique. Une vue d'ensemble par contre permet de voir ce qu'est la marguerite par rapport à l'environnement, son caractère accidentel ou non, les raisons de sa présence, ses possibilités de développement, etc. Le rapport entre la fleur et son environnement devient le facteur essentiel du phénomène observé. En effet, si le rapport avait été différent, il n'y aurait peut-être pas eu de fleur, en tous cas pas dans l'état constaté. On découvre donc, au-delà du monde des objets, un monde et une science des rapports. Cette découverte part d'une décision de principe de l'observateur, celle d'abandonner la question de la nature fondamentale de l'objet comme illusoire pour s'intéresser aux rapports entre les objets comme facteurs essentiels de la nature observée. Après tout, qui peut parler de la terre en faisant abstraction du système solaire, ou de la fourmi prise séparément de la fourmilière ?

Revenant aux problèmes humains pour ne pas nous écarter trop du thème de cet exposé, il nous paraît déjà possible de tirer une conclusion de ce qui a été dit. Il est erroné de comprendre l'approche systémique comme une démarche essentiellement pragmatique, axée stratégiquement sur un changement rapide des comportements dans un sens déterminé d'avance. Une certaine confusion a pu régner sur ce point par le fait que certains précurseurs dans le domaine de la thérapie familiale se sont servis de modèles exagérément simplifiés, inspirés de principes cybernétiques élémentaires. Leurs techniques s'apparentaient plus aux thérapies du comportement ou à l'hypnose et n'ont qu'un rapport des plus lointains avec la pensée systémique.

La technicité devrait en fait être une question secondaire dans une vision systémique de la thérapie familiale. Toute technique peut se justifier si elle prend en considération les multiples cercles d'interaction du groupe familial qui font que les participants contribuent au maintien d'un équilibre relationnel plus ou moins stable sur la base d'une certaine conception partagée de la nature de la relation. On veut espérer que l'approche systémique mérite sa réputation d'une certaine efficacité comme base logique de l'intervention. Ce n'est alors pas en tant qu'ensemble de techniques, mais parce qu'elle remet en question notre conception du savoir et élargit le champ et la nature de notre observation.

On ajoutera que la pensée systémique repose sur la conviction de capacités évolutives propres à l'intérieur de tout système humain. L'intervention systémique a pour but de lever les contraintes qui paralysent ce qu'on peut appeler le "capital évolutif" du système. Le changement est certes visé, mais le changement qui convainc le thérapeute est celui qu'il n'avait pas prévu, celui qui témoigne des possibilités évolutives et créatives du système, le changement qui implique une restructuration irréversible des rapports, le changement dit du deuxième ordre. La simple modification adaptative (ou changement du premier ordre) n'est souvent pas signe de changement au sens propre, mais se révèle souvent être une manœuvre homéostatique temporaire. Cette option en faveur des capacités évolutives propres du système fait que l'approche systémique n'est ni pédagogique, ni normative. On pourra objecter que le bon enseignement est justement celui qui fait jaillir des idées originales chez l'élève. Dans ce sens, la pédagogie peut elle aussi être systémique.

Une autre objection peut porter sur l'incongruité, l'étrangeté de la perspective systémique dans une ambiance culturelle qui continue à considérer l'individu selon des concepts de normalité et de déviance. Il est certain que l'approche systémique peut apparaître utopique, voire dangereuse, à ceux qui ont la conception normative de débarrasser, un à un, la société de ses problèmes. Il est cependant probable que la révolution épistémologique en cours, dont la pensée systémique fait partie, représente la naissance d'un nouvel ordre dans le chaos résultant des remèdes apportés par une optique morcelante et normative. Un exemple parmi bien d'autres est que les nouvelles méthodes de dépistage et de diagnostic, le développement parallèle d'un nombre toujours croissant d'experts devraient donner à l'individu un sentiment de protection contre la maladie. Ce sentiment n'apparaît guère et les coûts de santé sont si importants que la société ne peut plus les payer. Ces faits, dont beaucoup commencent à prendre conscience, rendent plus acceptable un changement d'optique, quelque surprenant et choquant qu'il puisse paraître au premier abord. La famille bien sûr, mais aussi l'institution, l'école, le lieu de travail peuvent être "redécouverts", cette fois en tant que systèmes humains mouvants et pourtant stables, nouveau regard qui remplacera la pseudo-objectivité de l'organigramme.

2. Considérations sur la nature et la dynamique de la relation familiale

Il est difficile de faire un choix parmi les multiples aspects de cette relation. Pour respecter le cadre de cet exposé, nous isolerons pourtant de façon arbitraire trois traits caractéristiques de la relation familiale qui nous paraissent essentiels pour le développement de notre argument :

A. Toute relation humaine doit être définie, "concrétisée" dans une représentation, une idée de la relation qui est implicitement acceptée comme réelle par les participants

Cet aspect de la relation humaine est justement souligné par G. Bateson dans son livre "Mind and Nature" et par H.C. Shands dans sa monographie "The War with Words". Il est mis en évidence que les êtres humains ont un besoin extrêmement impérieux de définir la nature des rapports qui les unissent. Cette définition ne doit pas être perçue comme équivoque pour pouvoir être vécue comme une réalité. Qu'un objet d'art, un tableau par exemple, puisse être, pour une personne du groupe familial un pôle d'engagement émotionnel intense, pour d'autres membres de la famille une tâche de couleur coutumière sur le mur ou pour d'autres encore un objet d'investissement, ne posera sans doute pas grand problème. La conception de la relation entre soi-même et les autres à l'intérieur du groupe familial fait par contre l'objet d'évaluations extrêmement précises dans le for intérieur de chacun et le désir d'un consensus est intense. Un sentiment de stabilité et d'harmonie s'établit quand l'apparence d'un agrément sur la nature de la relation semble se dégager des interactions qui prennent place entre les participants. Par contre, la perception de signaux révélant la contestation ou le désaccord réel sur la nature des rapports mutuels remet en cause la véracité de cette "idée" de la relation, donc de la relation en elle-même, et crée angoisse et sentiment de crise chez les participants. On peut tirer deux conclusions de ce propos :

L'importance de la définition de la relation s'explique donc du fait de la nécessité, pour la survie du système, de stabiliser un rapport qui ne peut pourtant, par définition puisqu'il s'agit de système ouvert, jamais être entièrement stable. Une conséquence en est qu'une relation ne peut pas ne pas être définie.

Même lors d'une rencontre fortuite entre étrangers, ce processus de définition s'ébauche en quelques secondes. Les éléments d'information disponibles amènent à la recherche de nouvelle information qui puisse être synthétisée en une notion de rapport acceptable par les intéressés. La notion de rapport, la définition de la relation représente donc une dimension nouvelle, une émergence qui est à la base de la pensée systémique. Comme il a été dit et redit, le système est plus que la somme de ses parties.

De ce phénomène d'émergence, de création d'une nouvelle dimension résulte également la nécessaire conclusion que les participants sont solidairement responsables de la définition de la relation. Quelles que soient les apparences, on devra être convaincu qu'une relation ne peut être définie de façon unilatérale. Comme le souligne Genêt, il ne peut y avoir de juge sans accusé, sans avocat et sans procureur.

Dans les cas difficiles où toute la responsabilité du type du rapport semble "vraiment" reposer sur l'un des participants, on pourra avec bénéfice s'astreindre à expliquer tous les phénomènes observables à partir des faits et gestes du "coupable". Le même exercice d'explication causale sera ensuite poursuivi en donnant successivement la "faute" à chacun des autres impliqués. Quand cela est fait, la responsabilité mutuelle des participants apparaît généralement clairement. Les comportements sont liés et l'un ne peut changer sans que les autres ne changent également.

Un autre aspect fascinant pour l'observateur est la façon dont les données historiques et les faits actuels se voient attribuer des valences positives ou négatives dans la construction de la définition de la relation. Un remodelage important d'informations est le plus souvent le moyen par lequel est apporté support au maintien de l'idée commune sur la relation. L'accord entre les parties prime sur l'objectivité des faits. C'est pourquoi il faut que se passent quelques années avant que l'Histoire puisse être écrite. Ces données sur la nécessité d'une représentation de la relation et sur les processus qu'une telle représentation impose sont, bien sûr, valables au plus haut grade en ce qui concerne une structure systémique aussi importante pour la survie que la cellule familiale. Non seulement cette représentation existe, mais elle est si riche et compliquée qu'elle correspond au concept de "boîte noire" en électronique, structures si complexes qu'on renonce à découvrir la nature "réelle" de l'engin pour étudier sa réalité fonctionnelle en termes de son influence telle qu'elle résulte de l'entrée et de la sortie d'informations. On devra passer, en d'autres termes, de l'explication à la modélisation.

B. La relation familiale ne se modifie pas de façon progressive et insensible, mais à travers des soubresauts brutaux qui entraînent des changements importants de comportement

Que nous nous penchions sur le passé des familles ou sur celui de tout autre type de groupe humain, nous rencontrons la trace de changements brutaux dans leurs fonctionnements. L'importance de ces phases transitionnelles est soulignée par le fait que disparaissent certains dogmes et qu'apparaissent de nouvelles croyances et de nouvelles perceptions. Malgré le caractère toujours alarmant de la survenue et du contenu de ces bouleversements, il semble souvent apparaître rétrospectivement qu'ils ont eu un effet bénéfique sur la survie et le fonctionnement des systèmes intéressés. Le maintien rigide de certaines règles et croyances à l'exclusion de toutes autres à l'intérieur d'un système, entre tôt ou tard en conflit avec les besoins naturels des participants. Tensions et symptômes individuels de détresse vont faire leur apparition si les besoins de l'individu sont si différents des exigences de la collectivité que la distinction même entre les deux demandes devient dangereuse à exprimer.

On retrouve ici le conflit entre les exigences de stabilité et celles de changement qui caractérisent les systèmes humains. Le schéma d'auto-représentation qui est créé et maintenu par les participants n'est pas exhaustif quant aux possibilités du système. Il aurait pu être différent si quelques facteurs accidentels ne s'étaient produits. Ce schéma d'auto-représentation subit de profonds remaniements par l'intermédiaire de crises du fait que la famille, en tant que système, a sa propre finalité de développement, celle d'être un contexte adapté aux besoins changeants des participants.

La nouvelle représentation qui émerge utilise les mêmes parties constituantes, mais les assemble en leur donnant de nouvelles significations et de nouvelles fonctions. Les images perçues dans le kaléidoscope peuvent ici servir de métaphore aux changements successifs de la représentation familiale. Les cristaux contenus dans le cylindre restent les mêmes. Quand on tourne lentement le cylindre, l'image reste un temps inchangée, puis brusquement, à partir des mêmes cristaux, se forme une image toute différente. Puis à nouveau une nouvelle période de stabilité avant une toute nouvelle combinaison. Comme le souligne L. Hoffman, la comparaison est d'autant plus exacte avec le système humain qu'on ne peut retrouver la même image même si l'on tourne le cylindre en sens opposé.

Il est donc à attendre qu'une personne adulte puisse en regardant en arrière retrouver plus ou moins clairement les représentations et les crises du ou des systèmes auxquels elle a appartenu. Dans l'histoire des nations, à une échelle plus dramatique, la même ponctuation de la redéfinition de la relation se marque par crises politiques, conflits sociaux ou révolutions. On peut déjà augurer que les difficultés des systèmes humains seront en rapport avec la difficulté de se soumettre à la nécessité de redéfinir la relation.

La thérapie familiale ne peut non plus espérer amener des changements progressifs. Le changement attendu sera brutal et témoignera des possibilités latentes du système. L'effet thérapeutique apparaît plus catalytique qu'éducatif.

C. La représentation d'une relation humaine ne peut être une représentation "plate" à un seul niveau. Dans tout système humain complexe, comme la famille, il faut tenir compte d'une non-homogénéité de la représentation de la relation

Cette question est identique avec celle de la perception et de la communication chez les humains. L'existence de plusieurs niveaux dans ces phénomènes, par exemple niveaux de la communication et de la communication au sujet de la communication, ou métacommunication, a été éclairée par la théorie des types logiques de Bertrand Russell. Comme il s'agit d'une question complexe et pourtant essentielle d'un point de vue systémique, nous ferons un court rappel de ces notions par le biais d'un exemple concret.

Nous observons un détachement militaire :

Le point essentiel est que pour rester caractéristiques du détachement, niveau phénoménologique et métaniveau, ces deux niveaux logiques de description ne doivent jamais être confondus. Le niveau "esprit de corps" appartient logiquement à une catégorie plus générale que le niveau "discipline de fer", et est donc à un niveau logique plus élevé, mais il n'existe, malgré les apparences, aucune relation causale entre les deux niveaux. Le premier niveau "discipline de fer" peut exister dans un tout autre contexte, par exemple une prison, sans aucun "esprit de corps". Inversement, le niveau "esprit de corps" peut parfaitement coexister avec un autre niveau phénoménologique, par exemple une équipe de structure toute démocratique. C'est le relevé des deux niveaux de description indépendamment l'un de l'autre qui permet l'approche raisonnée du détachement militaire en tant que système humain.

De ce qui a été dit précédemment de la complexité du système de représentation de la famille, on peut supposer qu'il comprend des niveaux logiques de représentation en nombre bien supérieur à deux. Nous retenons cependant un modèle à deux niveaux comme suffisant pour rendre compte de la stabilité flexible et la possibilité de survie par reformulation de la relation, qui caractérisent les systèmes humains.

Un tel modèle peut être visualisé comme deux disques superposés tournant indépendamment l'un de l'autre dans un liquide ambiant. Ces disques ont un pivot commun et constituent un système. La brusque modification de vitesse de rotation de l'un des disques exercera, par l'intermédiaire du liquide, une influence assurée sur la vitesse de rotation de l'autre disque. Tant de facteurs interviennent cependant dans cette action indirecte qu'elle ne peut être calculée d'avance. L'indépendance relative des deux disques permet, comme l'indépendance relative des cristaux du kaléidoscope, la possibilité de nouvelles combinaisons originales, au travers de périodes de fluctuation.

3. Conception systémique du dysfonctionnement familial

Il faut d'abord concevoir qu'à la différence de bien d'autres systèmes humains, la famille n'est pas un système dont on fait partie pour une période de temps. La famille existe dès la naissance, et l'être humain est difficilement concevable sans prendre en considération sa relation inéluctable à un groupe familial.

Nous ne choisissons donc pas notre famille de la même façon que nous optons pour un parti politique, préparés à quitter cette organisation si elle ne répond plus à nos expectations. La famille est plutôt à ses membres ce qu'un navire spatial est aux cosmonautes. Le fonctionnement souple de l'entier système est nécessaire pour que les participants puissent se réaliser de façon optimale sur les plans psychiques, biologiques et sociaux. L'appartenance stimule le développement d'attitudes et d'intérêts particuliers à chacun. Comme tout système vivant, la famille doit enfin transformer ses parties et, par là-même, se modifier structurellement tout en gardant son identité comme contexte valable pour ses participants.

La famille est donc un abri. Cet abri se transforme cependant en piège pour les participants quand un seul programme ­ la survie ­ est sous l'influence d'une crise développée aux dépens de toute autre finalité. Il se produit une boucle d'interaction invariable, le système devient rigide. Le tout est assez comparable au phénomène de "run-away" en cybernétique où la machine surchargée sur un programme se met à reproduire inlassablement ce programme quelles que soient les informations qu'elle reçoit par la suite. Le développement des participants est ainsi sacrifié au maintien absolu de la relation.

Comme le dit Minuchin : "Une famille en dysfonctionnement est un système qui a répondu à des demandes extérieures et intérieures de changement en transformant son fonctionnement en stéréotype. Les demandes de changement ont été annulées par une réification de la structure familiale".

A la base de ce fonctionnement stéréotypé, se trouve la négation par la famille de la structure complexe, à niveaux multiples, de son schéma d'auto-représentation par l'utilisation massive du raisonnement paradoxal. Cette négation des niveaux multiples dans la représentation du système peut aussi se produire indépendamment de la famille si le milieu ambiant refuse de reconnaître ces différents niveaux et utilise un "modèle plat". Là aussi, des signes de dysfonctionnement familial peuvent apparaître. Ce peut être le cas des familles assistées par des organismes divers.

Nous verrons d'abord le cas de la famille prise au piège du raisonnement paradoxal ­ puis celui de la famille assistée par le biais d'un exemple emprunté de l'ethnographie.

A. La famille prise au piège du raisonnement paradoxal

Redisons que tout système humain a un but, une finalité reconnue par ses participants. Le schéma d'auto-représentation du système familial avec ses différents niveaux logiques d'interaction, que nous avons représentés comme deux disques superposés tournant à vitesses différentes autour d'un axe commun, est "l'ordre" nécessaire pour poursuivre cette finalité. Non moins importants sont les "accidents" qui testent la souplesse et la crédibilité du système. Ils peuvent être annulés par le jeu des mécanismes homéostatiques. Ils peuvent se répéter et s'accentuer. Une phase de transition soudaine, une fluctuation, peut alors se produire dans le système modifiant règles et métarègles, schéma d'auto-représentation et certaines finalités du système. Le système doit se survivre à lui-même en se modifiant par le jeu des activités systémiques.

La rigidité d'un système ne saurait donc être due au type de son schéma d'auto-représentation. Tout "ordre" n'est qu'une idée de l'"ordre" qui doit naturellement être modifiable par l'activité systémique. La rigidité apparaît quand le risque de dissolution, pour une raison ou une autre, semble si grand dans le système que le seul expédient est la perte de la signification des "accidents" par l'emploi de la confusion paradoxale.

Qu'un jeune garçon néglige d'accomplir les tâches lui incombant à la maison n'est pas mis en relation avec le montant insuffisant de son allocation hebdomadaire (argument du même niveau logique), mais "compris" comme le succès des efforts perfides de la mère pour ruiner l'autorité paternelle, ou une confirmation de la faillite de l'entière famille à s'adapter à un nouveau milieu.

Que, dans une dictature, un citoyen ait horreur de la course à pied peut ne pas être "compris" comme une préférence pour les échecs, mais comme une insulte aux valeurs morales du pays et un défi à sa magistrature suprême avec le risque que cela comporte pour l'intéressé.

L'argument paradoxal, reposant sur la confusion des niveaux logiques, ne peut être prouvé faux. L'"accident" peut se reproduire sans danger puisqu'il ne peut retrouver sa signification. L'argument paradoxal employé comme remède a donc écarté la crise, mais c'est le remède qui est en fait la maladie du système.

Un tel système est bloqué et privé de ses capacités évolutives. Sa finalité est réduite à son existence même, et celle-ci peut être fascinante dans son ingéniosité paradoxale. C'est cependant une structure rigide où un acte anodin suffit à mettre en tension tous les aspects de la relation.

Si nous revenons à notre image du schéma d'auto-représentation de la famille avec ses deux disques superposés, ces mêmes disques nous sont présentés dans l'emploi du paradoxe comme soudés en un disque unique. Le raisonnement paradoxal veut imposer à l'observateur un modèle sans niveaux logiques, un modèle "plat". Pour pouvoir recréer la crise et redonner au système son potentiel évolutif, il est cependant nécessaire pour l'observateur de construire un modèle acceptable du système obscurci par la présentation paradoxale. Pour être acceptable, il doit être convaincant pour la famille et comprendre, comme nous l'avons vu, deux niveaux distincts correspondant au caractère non-homogène du schéma d'auto-représentation familial. Nous isolerons donc deux composantes dans notre modélisation correspondant aux deux disques unis par le pivot commun, le modèle phénoménologique et le modèle mythique. Ils traduisent deux niveaux logiques distincts du schéma d'auto-représentation familial, la fameuse "boîte noire" dont nous n'avons pas l'accès.

Ces modèles seront établis par le thérapeute ou l'équipe thérapeutique au cours de la phase d'investigation et d'évaluation de la thérapie et guideront toute l'action ultérieure. Ils se basent sur une observation minutieuse de l'interaction en séance et le recueil objectif de toute information, qu'elle apparaisse en séance ou en dehors des séances :

Le critère de justesse de ces modèles est qu'ils soient, implicitement ou explicitement, reconnus comme "vérités familiales" lorsqu'ils seront utilisés dans un commentaire ou une prescription.

B. La tribu assistée

Ici le modèle "plat", donc du point de vue du systémicien le mauvais modèle qui crée le problème, n'est pas introduit par le système, mais par sa relation avec le plus grand système, le milieu social ambiant.

Nous prenons notre exemple dans le livre "Tristes Tropiques", où C. Lévi-Strauss décrit une société indienne du plateau brésilien central, les Bororo. Il n'est pas dit si ces gens se plaignent de quoi que ce soit. Pourtant aux missionnaires qui sont entrés en contact avec eux, nombre des règles et agencements pratiqués paraissent bien peu pratiques, voire néfastes. Dans le village, des huttes identiques sont placées en cercle autour d'une hutte beaucoup plus grande. Cette hutte centrale, le "Baitemannageo" est la "maison des hommes" où les hommes dorment et passent la plupart du temps quand ils ne sont pas à la chasse ou à la pêche. L'accès de cette hutte est défendu aux femmes. Elles vivent dans les huttes périphériques avec leurs enfants. Les maris sont donc amenés plusieurs fois au cours de la journée à faire le trajet entre la hutte centrale et leur hutte familiale, par exemple pour livrer leur butin et chercher leur nourriture.

Suivant un modèle "plat", il semble facile d'amener une amélioration à un agencement aussi peu pratique. De fait, certains missionnaires ont obligé quelques tribus à abandonner leurs villages et à vivre dans des structures plus modernes où les familles habitent dans des maisons disposées en rangées parallèles sur le modèle de nos rues. Père, mère et enfants font ainsi l'expérience de vivre ensemble à l'image de notre famille nucléaire occidentale. Le résultat inattendu est que les indiens présentent des symptômes de profond dérangement. Ils semblent incapables de conserver leur identité et leurs habitudes. Ils se soumettent aisément à toute forme de pression et de persuasion et deviennent enclins à l'alcoolisme et la prostitution. Ils sont, en autres mots, vraiment devenus des assistés.

Les ethnographes, pour leur part, savent que la représentation de la relation dans un système se place à plusieurs niveaux et ne se contentent pas d'un modèle phénoménologique. Dans le cas des Bororo, on pourrait tracer le modèle mythique de la façon suivante : le cercle tracé par les huttes est, dans la représentation des Indiens, divisé en deux par un diamètre parallèle à la rivière la plus proche. Ce diamètre divise la tribu en deux parties, les "Céras" et les "Tugarés". Cette distinction est toute fondamentale car un individu appartient toujours à la même partie que sa mère, mais peut seulement se marier avec un membre de la partie opposée de la tribu. Si ma mère est une Céra, je suis aussi un Céra et ne peux me marier qu'avec une Tugaré. Les hommes quittent la hutte où ils sont nés quand ils arrivent à la puberté pour aller vivre dans la hutte centrale. Ensuite, après leur mariage, ils appartiendront à l'autre territoire.

On comprend comment une assistance qui se veut pratique et prend le modèle phénoménologique comme la seule réalité existante risque d'handicaper les possibilités évolutives d'un système.

Il peut paraître excessif de tirer un parallèle avec nos organismes d'assistance, bureaux d'aide sociale ou autres, puisqu'ici les familles elles-mêmes demandent de l'aide. Il serait pourtant utile de se demander quelle fonction remplit le problème au niveau du modèle phénoménologique et au niveau du modèle mythique de la famille. Si le problème apporté est la solution trouvée à une difficulté systémique, son élimination à partir d'une simple logique linéaire ne fera qu'augmenter les difficultés de la famille et perpétuer la relation d'assistance.

C. En résumé, la conception systémique du dysfonctionnement familial

met en cause une contraction conceptuelle de la représentation familiale en un modèle plat. Le problème présenté est expliqué par une causalité linéaire qui rend sa solution impossible. Une telle position est une position de sécurité, mais c'est aussi une position de faiblesse car elle bloque toute évolution dans le système comme on le voit illustré dans certaines familles psychotiques où le type relationnel est resté le même pendant vingt ou trente ans et rendu complètement absurde du fait de l'âge des participants.

4. Réapparition des possibilités évolutives du système familial

S'il y a contact avec un thérapeute, l'objectif de celui-ci est de faciliter un phénomène naturel à l'intérieur des systèmes humains, la fluctuation brutale dans le type de la relation lorsque celle-ci ne correspond plus aux besoins des participants. Il s'agit de promouvoir une activité systémique bloquée par des réactions homéostatiques et non pas d'imposer une solution.

Le maintien du seul contact avec une famille est déjà en soi-même une question d'importance car le contact avec l'expert change les données du problème. En dehors de tout contact thérapeutique, il peut arriver que le malaise latent à l'intérieur du système se condense dans une crise évolutive, une révolution familiale au cours de laquelle la conception de tous les niveaux de la relation se trouve profondément remaniée. Inversement, le contact avec l'expert peut éventuellement renforcer le piège paradoxal où s'est prise la famille. Toute prise de position dans le cadre de l'argumentation linéaire présentée par la famille lui donne un caractère d'authenticité. Jugement, conseil, soutien à l'une des parties incorporeront le thérapeute comme facteur homéostatique de l'équilibre systémique actuel.

Le fait que le contact de la famille rigide avec le thérapeute systémicien puisse être bénéfique pour celle-ci repose donc sur deux facteurs :

A. L'attitude systémique du thérapeute

Elle se base sur la croyance que la résolution du problème repose sur un changement d'optique, un élargissement du champ de vision et non sur la critique des faits présentés.

L'absence de critique de la part du thérapeute s'exprime par la connotation positive de tous les comportements et la totale neutralité du thérapeute par rapport aux différents participants du système.

L'élargissement du champ de vision se base sur la découverte de la place du symptôme, non plus comme artefact à éliminer, mais comme élément intégré de la circularité relationnelle aux deux niveaux distincts du modèle phénoménologique et du modèle mythique. Pour élargir sa vision, le thérapeute doit se procurer des renseignements nouveaux en conduisant les entretiens de façon particulière, en étant attentif aux contenus analogiques, en observant les réactions verbales et non-verbales aux redéfinitions données et aux tâches imposées.

Une telle attitude dépourvue de critique et centrée sur un élargissement du champ de vision contredit naturellement les règles d'un système rigide. Elle représente en elle-même un défi à l'attitude paradoxale présentée par la famille. Celle-ci tentera donc par tous les moyens d'incorporer le thérapeute dans son type de pensée.

De ceci, on peut retirer deux enseignements :

B. L'intervention contre-paradoxale

Elle est possible lorsqu'on est parvenu à la définition de deux modèles, phénoménologique et mythique, suffisamment spécifiques et exacts pour pouvoir faire impact en tant que vérités familiales. Ici encore n'existe aucune critique. Les croyances familiales existantes sont d'emblée acceptées comme organisation de survie acceptable. La position contre-paradoxale est, dans son essence, que le désir compréhensible que la famille a de préserver ses convictions au sujet de son origine, sa place dans la société ou ses traditions qui s'expriment dans les attitudes au niveau du modèle mythique, fait obstacle à la modification du modèle phénoménologique, et rend improbable, ou même indésirable, la disparition du symptôme. Cette acceptation des points de vue familiaux s'accompagne d'une connotation positive du rôle du porteur de symptôme. Comme souligné par M. Selvini et coll., la famille est alors placée dans une situation de double-lien thérapeutique et l'état de crise nécessaire au changement est réintroduit. Si la famille accepte la validation donnée à ses croyances, ses membres ne peuvent plus considérer le symptôme comme "symptôme", ni son porteur comme l'explication du malaise général ressenti dans la famille. Si la famille conteste la validation de ses croyances, cela implique une reformulation de celles-ci et un changement à tous niveaux conceptuels.

Conclusion

La pensée systémique peut donc être conçue comme un modèle de représentation utile à l'humain du contenu inabordable de l'énorme "boîte noire" de la réalité qui nous entoure. Se concevant comme modèle et non comme explication dernière, la conception systémique n'a aucune querelle avec d'autres modèles représentatifs de l'humain, que ce soit le modèle analytique ou tout autre modèle pertinent.

Bien au contraire, comme souligné par Bateson, l'humain est si complexe que deux descriptions sont meilleures qu'une. Les explications peuvent se contredire, pas les descriptions et les modèles qui ont conscience de leur relativité. Au cours des discussions d'équipe, tous les apports au sujet de la famille considérée sont encouragés quelle que soit leur origine, psychanalytique, ethnographique, artistique, etc. La conclusion de la discussion doit cependant être une reformulation dans les termes de la pensée systémique qui se veut une approche originale, une nouvelle compréhension épistémologique du symptôme psychiatrique comme expression d'un état d'équilibre contestable au sein du rapport familial.

P. C.

(1) N° 2/81.

 

 

 

 

 


Prescrire / ne pas prescrire(1)

A. J. Dric MARTIN
(19 rue Saint Gilles, 80100 Abbeville)
Simon-Daniel KIPMAN
(7 rue du Montparnasse, 75006 Paris)

Nous proposerons à la discussion un petit nombre d'évidences, pour répondre à la provocation que constitue, dans le cadre d'un colloque sur la prescription, l'introduction de l'idée de ne pas prescrire.

1 ­ Première évidence : l'acte de prescrire (quelle que soit la chose prescrite), de même que le fait de ne pas prescrire, n'ont de sens que par rapport à la situation-cadre dans laquelle ils ont lieu, c'est-à-dire à la consultation, médicale ou psychiatrique, et n'ont de sens que si l'on se déprend de quelques redoutables clichés sur le secret médical et le colloque singulier, et sur la technicité scientifique de l'acte.

Colloque singulier ? Secret médical ? Dans toute consultation médicale, trois instances sont en présence. Deux sont au premier plan : le patient, et l'homme de l'art dont l'autorité est officialisée par la culture ambiante. Mais le monde extérieur, le Socius, explicitement exclu par l'obligation de secret, est toujours présent, ne serait-ce que dans l'officialité même de l'acte. Il est particulièrement présent sous la forme de la feuille de soin.

Acte technique ? Peut-être ! mais quelle que soit la technique utilisée et avant toute technique, la consultation médicale est un rituel social. A vouloir la lire en termes purement techniques, on en perdrait la dimension magique, irrationnelle, de communion, à laquelle, participent 95 % des Français assujettis à la Sécu...

Rituel, il est immuable dans son déroulement, et l'acte de prescrire occupe une place bien particulière dans cette chronologie. Après la plainte du malade, après l'examen de l'homme de l'art, vient (toujours) le moment critique, l'instant fatal où le praticien doit bien finir par montrer ce qu'il sait faire en cette occurrence, où il doit CONCLURE, PRODUIRE, faire quelque chose.

Crise, crise nécessaire parce qu'il faut bien que la consultation se termine. Échange, parce qu'il faut bien qu'en échange de la plainte qu'il a entendue et des honoraires qui lui seront versés, le praticien donne, produise quelque chose. Instant fatal. A ce moment précis, à cet instant fatal, la prescription parle... Elle ne sait faire que ça.

2 ­ Et c'est là, la deuxième évidence : prescrire, c'est PARLER. Parler ou écrire, mais toujours du langage : prescrire, c'est DIRE (ou écrire) ce qu'il faut faire, c'est NOMMER LE REMÈDE.

3 ­ Troisième évidence : la prescription, du fait qu'elle est langage, outre qu'elle nomme le remède, a des caractéristiques langagières bien particulières, la prescription délègue, représente et vulgarise.

a) ­ La prescription délègue, quel que soit l'objet prescrit... Elle délègue au collaborateur qui interviendra, au chirurgien qui opérera, à l'infirmière qui fera les piqûres, au psychologue qui effectuera la psychothérapie, à l'institution, clinique ou établissement thermal qui recevra le patient.

b) ­ La prescription représente, c'est l'évidence et c'est le fait du langage. Elle représente non seulement le remède, mais du même coup la maladie.

c) ­ De ce fait, la prescription vulgarise, fait tomber dans le domaine public. Le médecin qui consulte a deux interlocuteurs et ne doit ni ne peut ignorer ni l'un ni l'autre. La prescription est précisément une intervention technique qui s'adresse à la fois au malade et au Socius : l'entourage lit parfois les notices pharmacologiques que le législateur exige à l'intérieur des boîtes ; l'ordonnance en tout cas, remise en main propre, est immédiatement lue par le pharmacien et lue ensuite par les pouvoirs publics, la Sécurité sociale, qui tient très précisément le compte du prix de la prescription, qu'elle est capable de ventiler par malade et par médecin.

d) ­ Ajoutons à cela que la prescription, quelle qu'elle soit, confère immanquablement au patient qui consulte, le statut officiel de "malade".

Alors ? Prescrire ? C'est ce que tout le monde fait, la rédaction d'une ordonnance est le mode habituel de terminaison de la consultation. En écrivant sur son papier à en-tête, le praticien soigne, certes ! En réalité, il fait soigner par d'autres. Admirons au passage les qualités tayloriennes de l'acte prescriptif, la stricte spécialisation du travail (le médecin ordonne et ne fait rien d'autre), et la stricte économie du geste, puisque le même écrit / répond d'un coup à la demande du patient et à celle du socius. En prescrivant, peut-être le médecin entre-t-il dans la famille scientifique ? Il s'inscrit en tout cas dans une chaîne d'acteurs sociaux.

Alors ? Ne pas prescrire ? Ne pas prescrire, c'est d'abord se démarquer de ce type de pratique médicale et entrer dans le groupe hétéroclite de ceux qui effectuent eux-mêmes le traitement, chirurgiens, kinésithérapeutes, acupuncteurs et psychothérapeutes. Ne pas prescrire, serait-ce se retenir de parler, d'écrire, de langagiser ? Serait-ce le silence ? Mais nous savons qu'à l'instant fatal, silence et immobilité sont impensables. Il faut faire quelque chose !

Alors ? Ne pas prescrire, serait-ce faire sans rien dire ? Alors que la prescription dit sans rien faire ?

Geste silencieux, acte sans parole, faire sans rien dire, est-ce bien déontologique ? C'est concevable ; en tout cas, les peintres nous le montrent, nommément David, dont le tableau La maladie dAntiochus représente très précisément l'instant fatal de la consultation : L'homme de l'art, vêtu de rouge, est assis au premier plan, au chevet du jeune malade gisant sur sa couche. Au fond, à droite, des personnages au premier plan desquels une jeune femme vêtue de blanc, la belle-mère du malade, celle qu'il aime secrètement. C'est elle que désigne silencieusement l'ample geste du bras du praticien à l'instant fatal. Le geste dévoile la maladie, la maladie d'amour. En l'occurrence, le dévoilement de la maladie est l'acte thérapeutique utile. L'acte fatal est non langagier, mais efficace : le malade se soulève déjà de sa couche... Succès thérapeutique, obtenu sans prescription, sans délégation. Le peintre nous ramène à une tradition non prescriptive, faire sans rien dire. Mais pourquoi se priver de la parole ? Pourquoi priver le malade d'une information à laquelle il a droit, selon la morale ambiante ? Et surtout, que faire, à l'instant fatal, quand on choisit de ne pas prescrire ?

Ce n'est pas à notre expérience qu'il faut demander la réponse : nous est-il donné de savoir toujours ce que nous faisons ? Laissons dériver notre imagination. Le roi de France touchait les écrouelles..., probablement en silence... Et dès que l'on pense au toucher, au contact, les images se multiplient :

4 ­ De cette dérive naît la quatrième évidence : ce qui s'oppose le plus à la prescription, au langage, l'alternative à l'acte de prescrire, c'est toucher. Le toucher ne se prescrit pas, il s'effectue. Encore faut-il préciser que le toucher dont il est ici question ne se limite pas au contact cutané de peau à peau, mais désigne et comprend tous les contacts sensoriels, celui du regard, celui de la mélopée, celui de l'odeur, du bercement. Pensons au shaman qui touche, qui chante et qui danse... Pensons au contact polysensoriel de la mère qui prend son enfant dans ses bras et le berce en le regardant, en lui souriant, en chantant pour le bébé sans parole.

Le contact physique s'effectue, il ne se prescrit pas. Alors ? Ne pas prescrire, est-ce toucher ? C'est en tout cas, organiser la zone de contact qu'est toute situation d'accueil, toute situation psychothérapeutique.

Reste une question. En pratique quotidienne, comment débuter la psychothérapie, comment aménager le contact sans l'accord explicite du patient, accord qui nécessite un minimum d'explicitation, de langage, de la part du praticien ? Qu'en est-il, alors, de l'instant fatal d'une consultation qui doit, selon l'homme de l'art, aboutir à une psychothérapie réglée ? Comment passer de la consultation au traitement ? Comment se taire complètement en cette circonstance ?

Nous nous bornerons à examiner à ce propos la pratique de Freud... Non pas du jeune Freud, prescripteur primesautier de cocaïne, mais aussi de séjours en cliniques, de balnéothérapie et de traitements électriques, mais du Freud inventeur, analyste, monothérapeute. Que faisait-il à l'instant fatal de la première consultation avec un nouveau patient ? Peut-on dire qu'il prescrivait sa propre méthode, la méthode psychanalytique de Freud ? Ce qu'il prescrit, nous le savons, c'est "la règle fondamentale", plus généralement c'est la situation psychanalytique telle qu'elle est décrite, minutieusement, dans d'autres textes. S'agit-il d'une prescription comme les autres ? La situation psychanalytique, celle que prescrit Freud, peut-elle être considérée comme un remède ?

D'après Freud, non ! Certes la situation peut à elle seule amener de substantielles améliorations aux troubles, améliorations décrites comme transférentielles ; et comme labiles. Mais Freud, sans jamais varier d'un pouce, a toujours défini sa méthode thérapeutique comme l'alliance d'une situation (la situation psychanalytique) et d'un procédé : l'interprétation, l'art d'interpréter. Alliance indissoluble puisque l'interprétation doit emporter la CROYANCE, fille du transfert et petite-fille, donc, de la situation. L'injonction, l'intervention de Freud au moment fatal, sa "prescription", ne dit rien de l'interprétation, qui est pourtant la moitié du remède, et ne dit rien du transfert (on peut même parler, à ce propos, de dissimulation). Freud, au moment fatal, ne décrit pas au patient sa méthode, en tout cas pas comme il la décrit et l'explique à ses lecteurs.

Bref, la prescription de la règle fondamentale n'est pas une prescription comme les autres. Au moment fatal, elle constitue l'acte fatal du thérapeute mais, ne représentant pas, et loin de là, toute la cure, elle ne peut être assimilée à une prescription "normale". Elle n'annonce rien, par exemple du dérèglement systématique des sens qu'implique la situation psychanalytique. Freud ne prescrit pas la cure, ou si peu... Il la débute, il organise le contact nécessaire mais sans rien exposer à l'avance de ce qui va vraiment s'y passer. La surprise est nécessaire. Peut-être ce tour de passe-passe est-il fondateur de toute activité psychothérapeutique ?

Mesmer prescrivait-il sa cure ? En était-il besoin, pendant sa grande époque parisienne ? On ne venait certainement pas consulter le Docteur Mesmer pour être saigné ou clystérisé. La prescription allait de soi, cela va sans dire.

Cela va sans dire !

Nous revenons par là à notre question initiale : peut-on conclure la consultation sans dire ? Sans nommer le remède et la maladie ?

Quand il entend la phrase : "cela va sans dire", le malin lève le doigt et ajoute : "mais cela va mieux en le disant". Il a obtenu, ou espère obtenir, des explications, mieux savoir à l'avance, se représenter.

Mais nous savons bien que la représentation est tout à la fois la meilleure et la pire chose au monde. Nous savons en tout cas que, au moins chez l'enfant et le fou, la représentation ou l'hallucination remplace ou distord la perception et permet de surseoir à l'acte, au changement nécessaire.

Cela va-t-il toujours mieux en disant ? Nous savons tous, psychiatres ou non, qu'il est des situations ou non seulement ça ne va pas mieux en le disant, mais encore ça ne va pas du tout.

A-J. D.M., S.-D. K.

(1) N° Sp/94, Prescrire.

 

 

 

 

 

 

 


" La liberté" de ne pas penser(1)

Alain FINKIELKRAUT

Yves MANELA : Du point de vue des psychiatres et des psychanalystes, la pensée est difficile à définir. La liberté, c'est peut-être la capacité d'accueillir le conflit, et dans ce sens la pensée est d'abord contrainte. Peut-il y avoir une "pensée libre" dans le monde actuel ?

Nous avons à tenir compte de l'évolution de la situation générale de ce dernier quart de siècle et tout spécialement du bouleversement des valeurs, ces dernières années, à l'Est et dans l'ex-Yougoslavie. En effet nous avons eu à prendre position sur la façon dont certains pouvaient se servir de la psychiatrie et, par là même, nous sommes d'autant plus sensibles à la question de la liberté de pensée.

Alain FINKIELKRAUT : La liberté de pensée est considérée comme l'acquis majeur de notre société. Il est bon, il est même salutaire de problématiser ce thème et d'en faire une question. Où en sommes-nous aujourd'hui, pensons-nous librement et dans quelles conditions ? Cette problématisation, et peut-être le scepticisme, sont tout à fait à l'ordre du jour. Soumettons notre société à ce test et ne prenons pas ses proclamations pour argent comptant.

Y.M. : Pour commencer, je suis frappé de l'importance prise ces dernières années non pas par les événements mais par leurs représentations, leurs images, dans les médias bien sûr, mais aussi dans les théories, y compris dans la psychanalyse. Se représenter ce qui est irreprésentable ou encore, comme chez Bion, un appareil à penser les pensées...

A.F. : Je crois que quelque chose, aujourd'hui, empêche l'exercice libre de la pensée, quelque chose qui est de l'ordre de la représentation. Les médias jouent un rôle déplorable. J'ai conscience de dire quelque chose de banal. Mais c'est une banalité qui n'a pas été examinée d'assez près, me semble-t-il. Pour que la pensée puisse s'exercer librement, il faut que les vérités puissent lui être fournies. Il n'y a de débat d'opinion possible qu'à partir de faits incontestables. La grande idée démocratique, c'est de penser que dans le domaine des affaires humaines, la vérité n'est pas de l'ordre de l'expertise. La vérité n'appartient pas aux experts mais jaillit de la confrontation des opinions. Cette idée sert de fondement épistémologique à la liberté de penser. Si la liberté surgissait de la connaissance, il n'y aurait pas besoin d'une liberté de penser. Il y aurait une pensée connaissante qui serait distribuée à tous mais d'en haut ; la connaissance jouerait le rôle de la religion dans les sociétés pré-modernes, une autorité transcendante qui énoncerait ses verdicts. Le scientisme incarne cette tentation. Nous sommes dans une société démocratique non scientiste parce que nous pensons que la vérité prend un autre chemin, qu'elle n'appartient pas exclusivement aux experts, que nous ne sommes pas là pour en subir les dogmes ou les verdicts. Le régime démocratique de la vérité ne peut se déployer que si précisément les vérités de fait sont incontestées et sont scrupuleusement transmises. Or, je crois que les médias ne font plus ce travail. Un des méfaits de la civilisation d'images dans laquelle nous vivons tient au fait que les journalistes sont de plus en plus eux-mêmes des téléspectateurs. Ils devraient avoir un rôle essentiel puisque ce sont eux qui sont les messagers de la factualité. En guise de faits, nous avons des images instantanées. Les journalistes sont les premiers consommateurs d'images au lieu d'être les médiateurs des faits.

On en voit précisément les conséquences déplorables dans la guerre en Yougoslavie. Lorsque, par exemple, le ministre des Affaires Étrangères nous explique que l'interdiction de survol de la Bosnie n'est pas respectée, il ajoute qu'il faut se garder d'une condamnation unilatérale, puisque cette interdiction n'est respectée par aucune des parties en présence : il ment aux journalistes qui l'interrogent. Nous savons que seuls les Serbes ont des avions. Le journaliste ne revient pas sur ce mensonge, il laisse le ministre mentir. S'il le laisse parler de cette façon, cela veut dire qu'il n'est pas au courant des faits. Dès lors, la négation d'un fait prend rang d'opinion. Aucune discussion n'est possible, le régime de vérité fondé sur la liberté de pensée et sur l'échange des opinions s'écroule. Avec l'affaire Faurisson nous avons vu ce danger, ce vertige, ce gouffre s'ouvrir sous nos pieds et nous n'avons retrouvé le sol ferme que lorsque le négationnisme a été lui-même nié. Si Faurisson a été renvoyé à ses impostures et ses mystifications, on voit se déployer pendant la guerre de Yougoslavie un négationnisme effréné et constant. Il me semble que les bases même de la pensée libre sont menacées.

Y.M. : Il faut une longue explication pour déjouer et mettre à jour la négation. La négation, c'est souvent un slogan, c'est rapide. N'y a-t-il pas un important problème de temporalité ?

A.F. : Oui, bien sûr. On l'a vu au moment de l'affaire Faurisson. Beaucoup de gens n'ont pas compris qu'on ait l'air d'interdire Faurisson de penser. Au lieu de l'écouter et de discuter, on l'a récusé. On a alors parlé d'inquisition et Faurisson a fait des adeptes parce qu'il apparaissait comme un persécuté. Ces adeptes étaient moins des convaincus que des libéraux, mais des faux libéraux qui ne faisaient pas la différence entre ce qui relève de la discussion des opinions et ce qui relève des vérités de fait. Je crois cette distinction indispensable pour que ce que Kant appelait "l'usage public de la raison" et ce que nous appelons la liberté de penser, reste possible. Je me rends compte que cette distinction n'existe plus à propos de la Yougoslavie car des mensonges ont pu à leur tour être érigés en vérités. Quand un tel événement a lieu, la pensée est morte.

Y.M. : Expliquons-nous sur ces contre-vérités érigées. Vous avez toujours défendu l'aspiration des nations croate et slovène contre le souhait serbe de garder l'unité de la Yougoslavie.

A.F. : On a vu les méfaits de la propagande jouer à plein. Les Serbes ont accusé les Croates de vouloir ressusciter l'état nazi de 1941. Ils les ont accusés d'être des Oustachis. C'était une accusation monstrueuse qui, hélas, très longtemps a passé comme une lettre à la poste. Le "Mentez, il en restera toujours quelque chose" de Goebbels a trouvé, cinquante ans après, un nouveau terrain. Dépourvus de connaissances réelles de la situation, on a raisonné par analogies, et on a admis cette assertion. C'est la raison pour laquelle les Croates ont été stigmatisés au moment même où ils étaient victimes d'une guerre ethnocidaire. Je dois dire que, comme juif, cette situation m'était intolérable : d'une certaine manière, on se servait du souvenir de la Shoah, pour justifier le retour de la guerre raciale en Europe. On demandait leur caution aux juifs et, très étourdiment (voilà un grand obstacle à la liberté de pensée), des juifs considérables ont accordé aux Serbes le "nihil obstat" dont ils avaient besoin. Ils ont dit : "Cette guerre est casher !" C'est plusieurs mois, plusieurs années après qu'ils ont retiré leur bénédiction. J'ai personnellement essayé de rétablir les faits dans leur chronologie et je me suis rendu compte que j'ai été longtemps seul.

Y.M. : C'est vrai et depuis le début. Mais les positions du président croate n'ont-elles pas été très ambiguës, notamment les premiers temps ?

A.F. : Non. Le président croate a présenté la Croatie comme l'État des Croates en inscrivant les droits des minorités dans la constitution et en accordant donc toutes les garanties d'autonomie culturelle dont les Serbes et les autres minorités pouvaient avoir besoin. Les Serbes ont prétendu qu'il était injuste et même scandaleux de les traiter en minorité dans le cadre de l'État croate puisqu'ils devaient être peuple constitutif de la Croatie. C'était le cas dans la République croate de la Yougoslavie, ça devait l'être dans la Croatie indépendante. Cet argument n'a aucune valeur (et la suite l'a prouvé) puisque les Serbes étaient reconnus comme peuple constitutif de la Bosnie-Herzégovine, et cette reconnaissance ne les pas empêchés de faire la guerre en Bosnie-Herzégovine et de préparer d'ailleurs une guerre en Macédoine aujourd'hui. Au fond, l'erreur est une erreur chronologique, une erreur factuelle. On a dit très longtemps que la guerre était une réaction de la Serbie à l'égard de la volonté sécessionniste de la Slovénie et de la Croatie, surtout de la Croatie puisque les Serbes, traumatisés pendant la Deuxième Guerre mondiale, y forment une minorité importante. En réalité cette sécession est elle-même une réaction à la politique grand serbe menée par Belgrade depuis la mort de Tito et surtout depuis l'accession de Milosevic au pouvoir. Ils sont partis de la Yougoslavie parce qu'elle devenait une Serboslavie. Curieusement, on a très longtemps vécu sur le schéma imaginaire, idéologique, imposé par les Serbes eux-mêmes. Il a fallu un an et demi de guerre pour que ce schéma soit dissipé dans les têtes. Pendant très longtemps, le mensonge a prévalu sur la vérité. C'est très intéressant de voir qu'en dépit de l'effondrement du communisme, le mensonge puisse avoir encore une si belle carrière.

Y.M. : Dans cette discussion, est-ce important de faire une différence entre ce que vous pensez de la nation et du nationalisme ?

A.F. : C'est intéressant de voir qu'à partir du moment où les vérités de faits sont respectées, la discussion commence. Le sentiment national et le sentiment démocratique sont-ils opposés ? Le sont-ils historiquement et doivent-ils l'être aujourd'hui ?

Je pense qu'on aurait absolument tort de parler de nationalisme à la moindre émergence du sentiment national. Une aspiration nationale est légitime tant qu'elle n'implique pas la soumission d'un autre peuple et je crois que c'était le cas des Croates et des Slovènes : ils défendaient leurs droits nationaux. Nous, juifs, nous sommes d'autant moins habilités à leur faire la leçon qu'une partie de notre peuple a choisi la voie de la souveraineté nationale. Les juifs qui récusent l'État d'Israël sont minoritaires, et c'est donc parmi les juifs majoritaires qu'on a trouvé les voix les plus farouchement opposées à ce qui était considéré comme les nationalismes croate et slovène. La Croatie est un très vieil État et peut se réclamer d'une très longue existence historique. Donc aucun des arguments employés n'était valable et, d'une certaine manière, les juifs auraient dû se le refuser précisément parce que eux ont considéré qu'il était tout à fait légitime d'avoir un État. Ce n'était pas du nationalisme, c'était une défense de la liberté. Il ne faut pas considérer que toute revendication étatique aujourd'hui relève du nationalisme, sauf la revendication juive. On ne peut pas seulement être cosmopolite pour les autres, d'autant moins quand on est juif. Il y a là une espèce de seconde imposture. Ce n'est pas vrai puisqu'il y a Israël. Je pense que nous, juifs, avons une responsabilité particulière dans cette guerre et que nous l'avons très mal assumée.

Y.M. : Quand on pense à ce qui se passe en Yougoslavie, on ne peut pas s'empêcher de faire quelques analogies. Le problème de ces analogies est à la fois qu'elles sont nécessaires pour penser et qu'elles font courir le risque d'annuler un certain nombre de différences. L'histoire ne se répète jamais tout à fait de la même façon.

A.F. : Je pense que ces analogies sont absolument justifiées. Là encore il faut nous garder, sous prétexte de préserver notre mémoire, de tomber dans un ridicule à la Molière et de devenir les Arpagons de la Shoah. Cette tentation est grande, appelons-la la tentation de l'Avare. Beaucoup de juifs sont un peu comme Arpagon : "Attention, ne touchez pas, c'est notre cassette" (cet événement-là). A cette attitude, j'oppose cette phrase de Paul Ricœur disant dans Temps et récits : "Les victimes d'Auschwitz sont les délégués auprès de notre mémoire de toutes les victimes de l'histoire. "Je pense qu'il a raison et que, ce faisant, il ne banalise rien. Simplement Auschwitz est un événement unique et, parce qu'il est unique, il apporte un éclairage nouveau sur toute l'histoire des hommes. Il nous fait voir les accusés et les victimes avec un autre regard. Hannah Arendt cite cette phrase de Lucain : "La cause des vainqueurs plaît aux dieux, la cause des vaincus plaît à Caton." Je crois que cette phrase aujourd'hui prend une autre résonance après Auschwitz, et c'est ainsi que personnellement, je considère que je dois garder la mémoire. A cela s'ajoute un autre fait, c'est que la propagande Serbe mettait la mémoire en danger puisqu'elle voulait nous faire croire que les Serbes se battaient contre le 4o Reich. Prenons l'attitude de Simon Wiesenthal. C'est quelqu'un qui, lorsque les Serbes ont dit : "Nous combattons des nazis", n'a pas protesté, n'a pas parlé de banalisation, n'a pas parlé de détournement de la mémoire, d'idéologisation. Mais lorsqu'on a découvert des camps de concentration et que les gens révulsés se sont dit qu'en Europe, cinquante ans après, ce n'était pas possible, Simon Wiesenthal y est allé de son communiqué pour dire qu'il était scandaleux d'employer le mot de "camp de concentration", lié dans notre mémoire à Auschwitz, pour des camps de prisonniers qui n'avaient rien à voir. Tuer des Croates en les traitant de nazis, enfermer des gens sous prétexte qu'ils sont Croates ou Musulmans et les exterminer par la faim, des gens disent aujourd'hui que ça n'a rien à voir avec Auschwitz et que c'est banaliser Auschwitz que de tracer une quelconque correspondance.

Y.M. : On ne peut plus tout à fait penser, après la Shoah, comme on a pensé avant. Ce n'est pas simplement une répétition, c'est le fait qu'il faut penser autrement. Est-ce qu'on en tire les conséquences ? Tuer une population, prendre des gens en otages et faire un chantage au monde, n'est-ce pas devenu une dominante dans de très nombreux conflits ? De même que faire un chantage en menaçant de mort ou en laissant mourir de faim, et ceci en appelant simplement l'aide humanitaire à la rescousse ? Celle-ci ne traite pas grand-chose sur le plan politique et propose des solutions, nécessaires dans l'urgence, mais boiteuses.

A.F. : Là où l'analogie est justifiée avec la Deuxième Guerre mondiale, c'est qu'on a fait l'Europe en pensant "Plus jamais çà", et qu'on incluait dans le "çà", la guerre totale, la prise en otage des populations civiles, l'utilisation de la famine comme arme de guerre. Or, tout cela revient. Et la réponse à cette horreur n'est pas à l'échelle, pas à la hauteur. Diplomatiquement, c'est une réponse qui donne raison à Soljénitsine lorsqu'il dit que l'esprit de Munich domine le XXe siècle. Quant à la réponse morale, elle est elle-même tout à fait contestable puisque, vous l'avez dit vous-même, c'est une réponse dite humanitaire. Or, la réponse humanitaire, on a vu en Yougoslavie à quel point elle était inadaptée. Au nom de l'humanitaire, on s'est précipités vers des gens sans entendre ce qu'ils avaient à dire. Les Bosniaques disent : "L'aide humanitaire apportée par l'Occident est un goutte-à-goutte qui nous permet de mourir le ventre plein". Les choses vont peut-être changer demain mais, jusqu'à aujourd'hui, telle a été la situation. C'est un paradoxe car c'est l'esprit de charité qui en apparence inspire l'humanitaire, c'est-à-dire le fait qu'on ne peut pas rester sourds à l'appel d'un visage qui souffre. C'est l'interpellation des visages, c'est l'appel de la misère et on y va en n'écoutant que son cœur sans s'embarrasser d'aucune considération. On y va tout de suite, morale de l'extrême urgence dont nous parle André Glucksman. Mais, en fait, l'humanitaire a montré son visage inhumain dans cette guerre, son visage même autistique. Nous vivons une période qui est celle de l'autisme humanitaire, on vole au secours de victimes en les bâillonnant, en refusant de les entendre. Je crois que l'humanitaire ne satisfait en l'occurrence que ceux qui le font, que ceux qui sont à son initiative. J'ajoute aussi que s'investit dans l'humanitaire un rêve qui me semble de plus en plus fréquent aujourd'hui, un rêve de ne pas penser. C'est enfin un monde simple où le droit de l'homme de l'âge médiatique est la liberté de ne pas penser. On voit à la télévision un visage d'enfant torturé et, immédiatement, on le sauve de l'horreur. Mais l'idée qu'il y a de la pluralité dans le monde, l'idée qu'il y a du conflit, l'idée qu'il y a des choix difficiles, l'idée qu'il y a du tragique, tout cela est une idée aujourd'hui intolérable. Le rêve actuel est un rêve de simplicité totale, c'est le rêve de l'Abbé Pierre : ne jamais réfléchir, avoir un cœur non pas pour soutenir la pensée, mais à la place de la tête. "Ne pas se prendre la tête", c'est çà le mot d'ordre contemporain, le mot d'ordre de l'âge médiatique. C'est un mot d'ordre qui, aujourd'hui, fait des ravages. Lorsque l'autorité régnait au siècle des lumières, la liberté était une revendication extraordinaire, c'était la revendication kantienne : "Ose te servir de ton propre entendement, sors de l'âge de la minorité, c'est difficile mais secoue les autorités, fais usage de ta raison", voilà ce qu'on entendait. Maintenant, au siècle où nous vivons, la grande revendication souterraine (pas tellement souterraine d'ailleurs) c'est de pouvoir être délivré des lumières pour être délivré de l'entendement, pour être délivré de la pensée : la liberté de ne pas penser parce que penser c'est difficile, c'est lourd, ça prend du temps. Penser, c'est une activité exténuante qui nous rappelle sans cesse que nous vivons dans un monde ambigu. Or, nous le voyons aujourd'hui, on n'aime pas la difficulté, et l'humanitaire est l'un des symptômes de cette revendication nouvelle, de ce droit de ne pas penser qui risque d'être inscrit à la fin de notre millénaire au fronton des Droits de l'homme.

Y. M. : Chez nous, il y a aujourd'hui une façon d'entrevoir les mesures sociales, une certaine discussion "libérale avancée", qui est peut-être analogue sur la question de penser. On peut se demander si on avance ou si on recule.

A.F. : Je crois qu'on recule.

Y.M. : On réagit ainsi face à nos pauvres, face à nos difficultés, peut-être l'école, etc.

A.F. : Sur l'école, j'ai lu une très belle phrase du Prince Charles qui dit : "On a tort de sous-estimer les capacités intellectuelles des enfants", et je pense que c'est comme ça qu'il faut prendre les choses. La pédagogie actuelle sous-estime les capacités intellectuelles des enfants. Elle voudrait presque libérer les enfants de la pensée à l'école. Il faudrait que tout se passe naturellement. C'est d'ailleurs l'utopie que l'on retrouve à la base du livre de Pennac, Comme un roman ; cette utopie absolument merveilleuse qui instaure une continuité entre le premier âge, l'âge du nourrisson à qui on lit des histoires sans qu'il les comprenne, et l'âge de la lecture. Il explique que c'est parce qu'il y a des discontinuités, parce qu'il y a des ruptures, parce que notre société a instauré cela que ça bloque. Il suffirait de revenir à cet âge merveilleux ou de tirer des leçons de cet âge pour que tous les problèmes soient résolus. On lit à haute voix à ces enfants, on refait de la lecture un plaisir, et il n'y a plus de problèmes. Les enfants retrouvent le goût de la lecture. C'est cette espèce de rêve de facilité qui se trouve investi dans ce livre et c'est, à cet égard, symptomatique. Il relève encore une fois de cette fuite devant la pensée et ces vertiges dont on parlait tout à l'heure : un monde où tout le difficile est banni ; or, penser c'est difficile. La pensée a été conquise contre le dogme, contre la sécurité du dogme. Aujourd'hui, personne ne veut revenir au dogme. Ce qu'on oppose à la pensée, c'est plutôt l'opinion. Mais c'est l'opinion non pas au sens de quelque chose de construit dans un dialogue, c'est le sentiment d'immédiat, c'est la pulsion et c'est le cœur. Nous ne vivons plus dans le cadre d'une opposition entre la pensée et le dogme, nous vivons dans une opposition entre la pensée et l'immédiat. On se bat contre la pensée beaucoup plus au nom de l'immédiateté qu'au nom de l'autorité. D'où d'ailleurs la difficulté à reconnaître l'ennemi, car ceux qui disent : "Mais chacun est riche de sa vie intime", ils parlent du langage du cœur (" le cœur a ses raisons...", etc.) et ils vous disent : "Vous n'avez pas à nous imposer de l'extérieur des règles contraignantes". C'est une sorte de tour de passe-passe, c'est une véritable mystification, une sorte de mystification du cœur, de l'immédiat, qu'il faut combattre mais qu'il est beaucoup plus difficile de combattre aujourd'hui qu'hier, parce que l'ennemi a changé.

Y.M. : Je reviens à la question de la lecture : est-ce qu'un des problèmes n'est pas, dans cette pensée continue, l'effroi de la discontinuité, comme si la pensée était continue et n'était pas un travail incessant sur le discontinu. En contrepoint, il y a un essai sur la lecture de Proust qui explique le côté formidable de la lecture mais aussi comment la lecture devient une paresse à penser. Ça devient pour lui une idéologie puisqu'il s'enferme sans cesse dans ce qu'on lui raconte et qu'il y perd ce que lui pourrait construire et écrire.

A.F. : Oui c'est un contrepoint à Pennac, mais avec lui nous n'en sommes plus là. Le débat a changé de nature dans la mesure où pour Pennac ce n'est pas vraiment les droits de la lecture qu'il défend, c'est une certaine image mythique de la lecture, infantile et paresseuse. Il veut nous faire croire que pour faire lire il suffit de déculpabiliser la lecture. Il veut rendre coupables les culpabilisateurs, ceux qui disent que la lecture est difficile. Il dit qu'il suffit en quelque sorte de montrer que la lecture est un plaisir et d'accorder au lecteur tous les droits sur le livre qu'il lit pour résoudre les problèmes. C'est faire de la lecture une sorte d'activité aussi facile que la consommation, c'est mettre la lecture au rang de la consommation. La lecture c'est une expérience, une entreprise qui vous transforme mais qui présente des obstacles. Et il nous dit : "Si la lecture est difficile, c'est que nous voulons faire de la lecture autre chose qu'une activité ou qu'une attitude de consommateur ; mettons la lecture au niveau de la consommation et tout sera résolu". Or, justement c'est bien le contraire, il faut préserver le caractère "non consommateur" de la lecture parce que, si elle devient une activité de consommation, elle n'aura plus rien à voir avec la pensée. Lire c'est interrompre la lecture et l'interrompre pour réfléchir, parce que tout d'un coup la lecture donne à penser, fait penser. Mais elle ne peut nous faire penser que si nous avons vis-à-vis du texte une attitude de compréhension (qui s'acquiert) et de respect. Si vous court-circuitez la compréhension et le respect par la consommation, alors la chance de penser par la lecture vous est complètement dérobée. C'est malheureusement à cela que la méthode de Pennac aboutit, avec aussi un défaut, ce contre-sens volontaire qui consiste à mettre l'accent de la culpabilisation sur la lecture et pas sur la télévision. C'est quand même un livre qui explique que la télévision n'est coupable de rien, que c'est un bouc émissaire commode et que sont coupables ceux qui culpabilisent, qui angoissent, qui inhibent. Ce n'est pas vrai, nous le savons tous, comme consommateurs de télévision et comme parents. C'est contre la télévision que nous avons à conquérir pour nous-mêmes et pour nos enfants des espaces de silence, des espaces de lecture. La pensée s'épanouit dans le silence de la méditation ou de la lecture, et le silence est l'une des choses les plus difficiles à conquérir aujourd'hui. Un bruit de fond permanent accompagne notre vie. C'est une guérilla intense que nous sommes amenés à conduire aujourd'hui. C'est une guérilla contre l'immédiateté.

Y.M. : Est-ce que ce serait trop fort de dire qu'on confond liberté de penser et liberté de consommer aujourd'hui ?

A.F. : Non, c'est assez juste. On confond liberté de penser et de consommer. On veut que tout soit consommable, c'est-à-dire disponible immédiatement. Il y a une sorte d'intolérance aux médiations. Mais si cette intolérance aux médiations (au temps nécessaire) se répand, c'est la pensée elle-même qui est menacée. Donc on en arrive à revendiquer la liberté de ne pas penser au nom de la liberté de penser. "Rien ne suppose la philosophie, tout part d'une misosophie", écrit Deleuze. Nous vivons aujourd'hui la rencontre de la misosophie et des Droits de l'homme.

(Propos recueillis pas Yves Manela)
A. F.

(1) N° 1/93, La liberté de penser.

 

 

 

 

 

 


Délire et prophétisme(1)
Étude sur la conception biblique de la maladie et de la folie

Charles BRISSET

" Celui qui pèche aux yeux de son Créateur.
Qu'il tombe au pouvoir du médecin. "
Ecclésiastique ­ 38.15.
(Ben Sira, vers 180)

L'attitude de la Bible à l'égard de la maladie, de la folie, et de la mort tranche avec celle des cultures voisines, ses contemporaines. Deux très grandes cultures, l'égyptienne et la mésopotamienne, ont développé de véritables "anté-médecines"(2). C'est en partie contre ces deux cultures que le peuple de la Bible a produit sa culture originale. Mais n'oublions pas qu'il vivait au contact d'une troisième culture, celle-là modeste et qui n'a pas laissé beaucoup de traces dans l'histoire : celle des peuplades cananéennes au milieu desquelles il est venu s'insérer(3). Pour étudier les conceptions bibliques à l'égard de la maladie, il faudra nous référer à ces trois sources qui constituent l'arrière-plan culturel auquel la Bible s'oppose.

Culpabilité et honte fondent l'anté-médecine

En Mésopotamie, Sumer, puis Babylone et Assur ont inventé une "anté-médecine" sur laquelle nous sommes assez bien renseignés, par les tablettes de caractères cunéiformes où les scribes des sanctuaires et des palais consignaient toutes les données utiles à leurs maîtres, parmi lesquelles la pharmacopée et les recettes magiques. La base de cette culture et de cette anté-médecine est restée sumérienne, à travers les conquêtes successives et malgré de nombreux apports, depuis le milieu du IIIe millénaire jusqu'à l'arrivée des Perses de Cyrus en ­ 539.

L'anté-médecine mésopotamienne est fondée sur la culpabilité : le mal physique, confondu avec le mal moral, est projeté sur l'autre, essentiellement sur les figures de la déesse-mère, Ishtar, entourée de quelques dieux secondaires et d'une démonologie complexe. Pour se concilier les éléments de ce panthéon composite, la culture suméro-babylo-assyrienne utilisait, d'une part de multiples procédés de divination et d'exorcismes confiés à des prêtres-mages-astrologues, investis du rôle d'interpréter les signes ; d'autre part, des objets thérapeutiques en grand nombre, dont les uns ont eu peut-être la valeur d'observations empiriques, tandis que la plupart et même tous servaient de véhicules aux pratiques magiques des Barus et des Ashipus. Retenons de cette anté-médecine babylonienne le poids de la culpabilité qui en constituait le tréfonds, selon laquelle on n'échappait à la griffe des démons pénétrés dans le corps que pour tomber sous la vengeance des dieux, imprévisible et terrible (H. Ey, 1981).

En Égypte, l'accent principal de l'anté-médecine, si réputée dans l'Antiquité, est mis bien davantage sur une philosophie unitaire de la vie, prolongée après la mort, que sur la culpabilité. La doctrine d'une lutte entre les dieux bénéfiques et maléfiques transpose le mal humain au plan métaphysique : l'homme et sa santé sont l'enjeu dérisoire d'une lutte qui les dépasse. C'est la honte devant la majesté lointaine des dieux qui serait le sentiment éprouvé devant la maladie plutôt que la culpabilité térébrante de la Babylonie. On ne trouve pas en Égypte l'équivalent des recherches inquisitoriales, pour lesquelles les mages de Babylone préparaient des listes de péchés. Les Grecs ont beaucoup admiré, à cause de leur mystère, les conceptions qui servaient de références aux Égyptiens (cf. Hérodote). Toujours est-il que les thérapeutes étaient très nombreux, groupés souvent en écoles, auprès des sanctuaires, et très spécialisés, selon les organes ou plutôt les lieux visibles du corps ("gardien des yeux", "berger de l'anus", etc.). Cette anté-médecine utilisait la parole, au-delà des formules d'exorcismes. Elle paraît avoir inventé l'incubation, donc un certain usage thérapeutique du rêve. Des papyrus célèbres nous ont laissé des descriptions médico-chirurgicales et des listes de produits merveilleux (le chapitre consacré à l'Égypte par Marcel Sendrail (1980) est particulièrement réussi.)

Il est indispensable, avant d'en arriver à la Bible, de se reporter, même sommairement, à ces deux grandes cultures, parce que la Bible ne pouvait pas les ignorer : la saga des patriarches bibliques prend naissance à Sumer, à la fin du IIIe millénaire. C'est en rompant avec Sumer qu'Abraham inscrivit sa propre figure de Père-fondateur. Et les contacts avec la Mésopotamie seront constants au long de l'histoire biblique. Les rois de Babylone et de l'Assyrie sont de redoutables voisins qui visent à asservir le petit peuple hébreu. C'est à la faveur du déclin de l'Assyrie, entre le XIe et le IXe siècles, que David et Salomon réussirent à construire un empire. Mais, dès le réveil de l'Assyrie, le peuple de la Bible est menacé, puis détruit comme puissance. Les deux déportations, celle d'Israël, puis celle de Juda, entraînent une confrontation directe des cultures et posent, en des termes tragiques, le problème de l'assimilation, problème éternel du peuple biblique.

Quant à l'Égypte, elle est le pays voisin le plus proche, le recours naturel en cas de famine (dès Abraham) et le recours militaire, parfois contre l'Assyrie. Toujours, elle représente la tentation culturelle, donc une autre face assez pacifique de l'assimilation. Combien de fois la Bible ne dit-elle pas, en substance, dans la bouche de Moïse ou dans celle des Prophètes : "Ne faites pas comme les Égyptiens." L'Égypte est plus coupable que Sodome, dit la Sagesse (19, 14).

A côté de ces deux grandes cultures, toujours présentes dans la mémoire biblique, les conceptions de vie des peuplades cananéennes s'imposaient à Israël de par la contiguïté des lieux de vie et par le mélange fatal des populations, contre lequel la Bible prend pourtant de grandes précautions. Les fouilles récentes ont confirmé ce qu'on pressentait : les peuplades sédentaires de Canaan vivaient des cultes naturistes où l'exaltation de la fécondité entraînait, dans les "Hauts-lieux" si souvent cités par la Bible, autour des "pieux sacrés", des fêtes orgiaques périodiques importées de Phénicie, avec prostitution des deux sexes, ivresse et violences. Des coutumes cruelles comportaient des sacrifices humains, en particulier des sacrifices d'enfants (auxquels également la Bible fait des allusions comme en Lv. 20, 2). Les divinités invoquées étaient souvent des divinités phéniciennes, comme Baal. Les pratiques magiques étaient des emprunts à toutes les cultures voisines, ainsi que le montre l'épisode du roi de Moab qui envoie" mander Balaam, fils de Péor, à Pétor, sur le Fleuve, au pays des fils d'Ammav", pour se protéger contre l'invasion d'Israël (Nb. 22, 5). L'invention du veau d'or était un souvenir des taureaux sacrés assyriens. Il est probable que les pratiques de soins des Cananéens, voisins de tous les jours, relevaient d'emprunts aux magies prestigieuses de Babylonie ou d'Égypte qui circulaient dans tout le Moyen-Orient.

La perspective biblique ou la maladie comme rupture, par l'homme, de l'Alliance

La Bible, dans son mouvement profond, essentiel, vers une éthique transcendante répudie toutes ces pratiques et ces conceptions, somme toute naturelles, retrouvées dans toutes les cultures de tous les temps, et encore actives aujourd'hui, selon lesquelles le mal est un objet distinct de soi, désignable et nommable, identifiable et par conséquent susceptible d'être combattu par d'autres objets, que la sagacité d'un tiers permettra de découvrir. La culpabilité de Sumer et d'Akkad, en faisant du mal un châtiment, invite le malade à rechercher, dans son passé ou dans sa lignée, le dieu ou le démon qu'il s'agit d'apaiser. La métaphysique égyptienne projette dans le cosmos le conflit dont l'homme est la victime. La source du Mal reste donc externe. Si le "Juste souffrant" de Babylone, ébauchant la position de job, en arrive à se résigner à l'incompréhensible, de toutes les manières le Mal apparaît comme un objet avec lequel une négociation est plausible, même si les forces extérieures peuvent être les plus fortes : il n'est plus de ressources alors que dans la résignation à l'inévitable, c'est la plainte du juste souffrant. Toute autre est la perspective que la Bible s'efforce d'inculquer au peuple, celle que son enseignement ne cesse de rappeler. Car le peuple n'a que trop tendance à revenir aux sentiments naturels, à ceux sur lesquels ses voisins ont édifié leurs constructions théologiques ou métaphysiques. "Ne faites pas comme les autres" résonne en rappel constant, comme un refrain contre toutes les magies.

Le monothéisme intransigeant repousse tous les intermédiaires, tous les objets et toutes les personnes qui se chargeraient de "négocier" le sort du malade. La Bible ne peut et ne veut connaître qu'une seule direction, la verticale, et une seule relation, Iahvé, avec qui la négociation est impossible : la Promesse a pour contrepartie l'exigence d'une fidélité absolue. La vie est donc le mouvement vers Iahvé, la maladie et la mort sont le retrait de l'Alliance, la moindre réserve est déjà une infidélité. La punition (maladie, mort, ruine, détresse morale) est conçue, pour l'homme de la Bible, comme une conséquence de son abandon du destin auquel il a été consacré. Elle ne sort pas de la volonté de Iahvé, elle est incluse dans le refus de l'homme.

Il en résulte qu'il n'y a pas d'anté-médecine biblique, contrairement à ce qui a été souvent dit. Dans un travail en cours, je m'efforce de montrer que les passages du texte biblique, qui sont invoqués en faveur d'une anté-médecine témoignent plutôt en faveur d'une anti-médecine. Telle paraît bien être d'ailleurs l'opinion de Marcel Sendrail(4). André Chouraqui, dans son magnifique ouvrage(5), ne retient qu'une douzaine de passages pour illustrer la médecine biblique. Mais il s'agit ou de récits qui montrent l'infidélité ­ la lèpre de Myriam (Nb 12, 1-16), l'infarctus de Nabal (1. S. 25, 36-38) ; ou des prescriptions minutieuses qui régissent le pur et l'impur (Lv 12, 13, 14, 15) ; ou des prodiges accomplis par Iahvé, en particulier les résurrections attribuées à l'intercession d'Élie et d'Élisée. Ce qui est, au contraire, très remarquable c'est que jamais n'interviennent geste et objet destinés à traiter le malade. La citation par Chouraqui du Dt 28 ­ 4 sq. montre bien que la santé, comme la prospérité ­ le fruit de tes entrailles, le produit de ton sol, le fruit de ton bétail, la portée de tes vaches et le croît de tes brebis ­ dépendent de la fidélité ; tandis que "la consomption, la fièvre, l'inflammation, la sécheresse, la rouille et la nielle", comme la peste, "seront envoyées pour la perversité de tes actions, pour m'avoir abandonné". Le chapitre 28 du Deutéronome est plus éloquent que tout discours, pour montrer l'esprit biblique à l'égard de la santé et de la maladie. Il ne s'agit jamais de soigner.

Voilà pourquoi il y a si peu de descriptions de maladies dans la Bible, contrairement aux écrits des cultures babylonienne ou égyptienne. Ce n'est pas que la culture biblique en soit incapable. Au contraire, lorsqu'elle veut le faire, la description est remarquable : les récits de l'infarctus de Nabal ou de la folie de Saül sont des chefs-d'œuvre cliniques. Mais ils sont des exemples uniques racontés pour la démonstration religieuse et non pour illustrer une anté-médecine, dont la Bible ne se soucie aucunement.

"Il faut mettre à mort la magicienne"

Il faut bien saisir la logique de la Bible sur ce point. S'il est une préoccupation partout présente, c'est celle de lutter contre les idoles, c'est-à-dire contre les images "faites de main d'homme", contre tout ce qui peut les favoriser ou leur ressembler, et contre tous ceux qui les utilisent. Depuis Moïse et l'épisode du veau d'or jusqu'à La Sagesse, écrit le plus tardif (- 50), on peut dire que dans tous les livres bibliques apparaît comme une préoccupation constante la lutte contre les idoles.

Qu'est-ce en effet qu'une idole ? Une représentation, un objet naturel érigé en représentant divin. En un mot, c'est un représentant de l'Imaginaire, pris pour l'Être signifié. Rien de plus contraire à l'inspiration biblique. Comment la majesté, la puissance et la justice de Celui dont on ne peut même pas prononcer le Nom seraient-elles compatibles avec les "fabrications" de l'homme ? Le psychanalyste a envie de dire que la Bible a découvert le dieu symbolique et qu'elle condamne le retour, la régression à l'Imaginaire déifié. Cette idée de "fabrication" est exprimée cent fois dans les textes, dans le Pentateuque, dans les livres historiques, dans les Psaumes, chez les Prophètes. Le commentaire le plus explicite est celui de La Sagesse, qui exprime dans la clarté du raisonnement toute la thèse contre les idoles. Les chapitres 13, 14 et 15 constituent un petit traité de théologie qui résume la doctrine : comment l'homme a divinisé la nature ; comment il a mis son espoir dans des "choses mortes", comment il est venu à l'esprit d'un père "que consumait un deuil prématuré" de se faire faire une image de son enfant ; ou comment les souverains ont éprouvé le désir de se faire représenter à distance par des "images sculptées" pour se faire craindre. Mais aussi quelles sont les conséquences du culte des idoles : "Commencement, cause et terme de tout mal" ? On retrouve dans tous ces textes à la fois l'étonnante découverte de l'Absolu et le souvenir critique des expériences que le peuple de la Bible avait connus dans son long commerce avec les cultes naturistes de Canaan, ou avec les civilisations raffinées de Babylone ou de l'Égypte. La divinisation de Pharaon, les cultes rendus aux animaux sacrés, les taureaux de l'Assyrie, les ibis, les singes et les crocodiles de l'Égypte, de telles représentations étaient partout présentes hors du territoire d'Israël. Et dans ce territoire, c'étaient les images phalliques des Cananéens. La Bible lutte avec force et constance contre tous les cultes des images, en tant qu'elles sont censées receler un pouvoir. Le pouvoir est au seul Iahvé.

Dès lors, les anté-médecines ne pouvaient être, pour la Bible, que des conséquences du culte des idoles, que ce soit dans les objets thérapeutiques, eux aussi "faits de main d'homme" : minéraux, animaux ou végétaux, tous misérables poussières de la création ; ou que ce soit dans les hommes chargés (mais par qui ?) des paroles d'exorcismes, ou d'exercer des charmes. Il faut mettre à mort la magicienne, dit l'Exode 22, 17. Cette condamnation sera répétée bien des fois, contre les devins, les sorciers, les nécromants, et les médecins sont placés dans la même catégorie. Si l'Ecclésiastique éprouve le besoin (tardif) de les réhabiliter quelque peu, le passage qui leur est consacre (Si 38, 1-12) se termine par la phrase que j'ai mise en épigraphe. Le sens du passage est clair : si tu as besoin du médecin, tu peux t'en servir, mais ce n'est pas lui qui te guérira. Attention à son pouvoir ! C'est là une concession tardive, en un temps où le prophétisme ne se manifeste plus.

Il convient de remarquer, en effet, que les hommes de la Bible n'échappaient pas plus que les autres au désir de se faire aider lorsqu'ils étaient malades ou affligés. Il est donc hautement probable qu'ils recouraient aux guérisseurs locaux, probablement non israélites, lorsqu'ils ne se contentaient pas des préceptes. Mais cette conduite impliquait une croyance en la magie, un détournement de la foi au profit d'hommes qui demandaient une adhésion à leur propre pouvoir. C'était se détourner de Iahvé, seul détenteur de la vie et de la mort. La doctrine de la Bible est la guérison par la foi et seulement par la foi. Un témoignage en est fourni, entre autres, par le texte 2 Ch. 16, 7-12 (H) qui raconte l'histoire du roi Asa. Ce fut un bon roi qui fit ce qui plaisait à Iahvé et qui détruisit les idoles. Mais il lui est reproché deux faits : le premier est, devant une menace de guerre, de ne pas s'être appuyé sur Iahvé, mais sur le roi d'Aram avec qui il s'était allié. Le second, le voici : "Asa eut les pieds malades d'une maladie très grave, dans la trente-neuvième année de son règne ; même alors il n'eut pas recours dans sa maladie à Iahvé, mais aux médecins". Le contexte indique clairement que cet appel aux médecins lui est imputé comme manque de foi (2 Ch. 16, 7 à 10 et 12). Le texte du Siracide, écrit vers ­ 180, est manifestement en recul sur cette doctrine intransigeante, qui faiblit après l'hellénisation de la Palestine.

L'attitude de la Bible à l'égard de la maladie peut être qualifiée de "négligence systématique", comme le disent les neurologues de ceux qui ne reconnaissent plus leurs membres malades(6). La Bible oublie, dépasse, la question corporelle posée par la maladie. Elle veut l'ignorer au profit de sa question essentielle, la fidélité à l'Alliance, la foi en Iahvé. La maladie devient signe et seulement signe du manque essentiel. Elle devient sacrée (M. Sendrail).

Job ou l'énigme du Mal

C'est Job qui va jusqu'au bout de cette dialectique en apportant la réponse positive du monothéisme biblique à l'énigme et à l'angoisse du Mal. La maladie comme souffrance, et le rapport du mal physique au mal moral constituent le sujet du long poème des environs du Vee siècle. Les trois amis de Job représentent la réponse traditionnelle, celle de la culpabilité : "Puisque tu as mal, c'est que tu as péché". Mais Job n'accepte pas cette culpabilité comme fatale. Il en appelle à Iahvé et à sa justice. Il se plaint, il résiste, il se révolte : "Tu es devenu cruel à mon égard". Iahvé prend la parole, mais il ne répond pas à Job. Il expose qu'il est ailleurs, à une distance infinie. Il n'est pas un autre à qui l'on puisse se plaindre ou devant qui se révolter. Ce serait en faire un autre homme ou faire de l'homme un autre dieu. Il est tout autre, le Grand Autre, devant lequel "tout le reste est silence". Le silence de Job est la réponse biblique à l'énigme du Mal. André Neher a écrit sur ce thème quelques-unes de ses plus belles pages(7). Job est une méditation sur l'angoisse, un défi au langage et à la pensée, un appel au silence créateur. Dépasser l'absurde, s'effacer devant le mystère qui demeure, telle est l'austère leçon de Job. On pense aux écrivains de l'angoisse, de Pascal à Camus, en passant par Kafka et, surtout, Kierkegaard. C'est ainsi que Job rejoint le sillage des Prophètes, le courant le plus puissant de la Bible, le souffle qui la soulève. Nous allons rejoindre ce courant par une autre voie.

Place de la folie

Que devient la folie dans cette vision biblique de la maladie ? Alors que les anté-médecines babylonienne et égyptienne font à la folie sa place parmi les maladies(8), la Bible adopte à son égard la même attitude générale qu'à l'égard de toutes les formes morbides. La folie est seulement un signe du manque à la fidélité de la vocation personnelle. Il n'y a d'ailleurs qu'un seul cas de folie dans toute la Bible : c'est le cas du roi Saül, admirablement décrit. J'ai consacré un travail à l'étudier(9). Saül est victime d'un délire paranoïaque de persécution, par homosexualité refoulée. Aimé d'abord par Samuel, puis rejeté, il projette sur David, qu'il aime, la formidable haine inconsciente accumulée par ses sentiments désavoués. Mais, pour la Bible, Saül est seulement celui qui a manqué sa vocation de prophète, telle que la lui avait assignée Samuel. "L'esprit de Iahvé s'était retiré de Saül et un mauvais esprit, venant de Iahvé, lui causait des terreurs" (1. S. 16, 14). Quelle plus belle expression de la conception biblique de la maladie ?

Or nous admettons que la folie existe dans toutes les cultures. Elle y joue le rôle de désaveu individuel de la culture du groupe. Le fou exprime par ses symptômes qu'il ne peut pas, transitoirement ou durablement, coexister avec les normes de la culture de son milieu. Il adresse donc au groupe une sorte de défi. Les sociétés modernes ont répondu à ce défi par la création de la psychiatrie, invention récente où le modèle médical est à son tour défié par l'incompatibilité de la folie avec le projet d'objectivation qui fait le fondement théorique de la médecine moderne. Quoi qu'il en soit de la psychiatrie, toutes les sociétés ont dû, bien avant elle, se confronter avec ce que l'ethnologue A. Zempleni appelle "l'angoissante évidence phénoménale, la violence de la folie, ou, comme nous disons, le noyau dur de la psychose"(10). Cette "angoissante évidence", on le sait, se conclut souvent par l'exclusion et par la mort. Le fou apparaît alors comme le "bouc émissaire" humain (l'un des "boucs émissaires") des contradictions internes à l'individu auxquelles le groupe est incapable d'apporter réponse(11). Il arrive que le groupe invente une structure institutionnelle chargée de résoudre au moins une part de ce problème de vie ou de mort. Les mythes sur lesquels reposent certaines conduites magico-religieuses permettent à d'assez nombreuses cultures d'offrir à la folie ce que A. Zempleni(12) appelle "un lieu de focalisation" : une organisation sociale qui canalise, en quelque sorte, la vie psychique aliénée et lui offre une possibilité de réintégration dans le groupe. Ce qui a été écrit sur de telles expériences (shamanisme, conduites africaines de possession, conduites de transes de multiples sorcelleries) montre que le sujet malade y trouve un statut nouveau, à la faveur duquel le groupe peut le tolérer, voire l'utiliser (shamanisme). Il arrive aussi que le statut de "possédé" permette à la société, faute de parvenir à réintégrer le sujet par l'expulsion du démon-possesseur, de supprimer possédé et possesseur par la mort légale. Ainsi, dans les sociétés chrétiennes des XVe et XVIe siècles européens.

Il n'y a pas de possédés par le démon dans la Bible. On les voit apparaître à l'orée du Nouveau Testament, mais l'Ancien Testament, du moins dans la période qui va de Moïse au Ve siècle, connaissait un statut dans lequel le fou pouvait vivre et la folie se manifester, avec une possibilité de coexistence au sein de la société globale : c'est le prophétisme, le terme étant pris dans son extension la plus grande. Il est d'ailleurs intéressant de noter que le prophétisme parait s'éteindre assez rapidement vers les V°-IV° siècles, peu avant la conquête d'Alexandre. L'époque où sont écrits les Sapientiaux correspond à l'extinction du prophétisme. Contrairement au reste de la Bible, les Sapientiaux mentionnent souvent les termes de "folie", "insensés", "privés de sens", etc. Mais c'est dans le sens de sottise, d'antithèse de la sagesse : "N'adresse pas de longs discours à l'insensé, ne va pas au-devant du sot, Garde-toi de lui pour n'avoir pas d'ennuis, pour ne pas te souiller à son contact. Écarte-toi de lui..." (Si 22, 13). On voit que ce discours très "bourgeois" n'est pas, n'est plus, compatible avec ce que nous allons voir : le statut du prophétisme comme asile de la folie.

Le prophétisme commun, asile de la folie et socle du génie

Deux précautions liminaires devraient éviter tous malentendus : l'existence du prophétisme signale un statut ouvert par la Bible à des marginaux contestataires. Le grand Prophétisme a son origine dans ce statut, mais s'en distingue complètement par la marque du génie.

J'entends par "prophétisme commun" à peu près la même chose que ce que nombre d'auteurs, en particulier J. Lindblom(13), décrivent comme "prophétisme primitif", opposant les prophètes connus seulement par le récit biblique à ceux dont nous avons les œuvres écrites, "prophètes scripturaires", qui sont les derniers et les plus célèbres. Je veux plutôt mettre l'accent sur le socle commun qui les rassemble, conformément d'ailleurs à l'opinion d'Ad. Lods.

Pour l'étude du phénomène prophétique, il est naturellement indispensable de ne pas nous en tenir au cas des grands Prophètes(14), dont l'Ancien Testament nous a conservé les écrits, mais de considérer l'ensemble au long des Livres historiques, de l'Exode XIII° siècle jusqu'au V° siècle, moment où le prophétisme paraît s'éteindre.

Au cours de ces huit siècles, le phénomène prophétique subit des variations quantitatives très grandes. Les prophètes pullulent au XI° siècle (au temps de Samuel) ; au IXe siècle (au temps de l'impie Achab et d'Élisée), dans la seconde moitié du VII° siècle (la grande menace assyrienne), et au début du VI° siècle (après la déportation de Juda), donc dans des périodes de tensions politico-religieuses, comme en contrepoids de la misère morale. Les centaines de prophètes que l'on voit alors s'agiter sont moins nombreux, dans le texte, aux autres périodes, mais ils ne disparaissent pas, même lorsque les Prophètes scripturaires, ou "classiques", viennent prendre une place considérable à nos yeux. Ils ont des disciples, qui recueillent leurs paroles et les écrivent, ou des concurrents ou des adversaires (cf. Ne. 6, 11. 14).

Quel que soit l'écart ­ énorme ­ qui sépare les grands Prophètes, génies religieux et artistes du verbe, de la foule des prophètes sans nom et sans discours, parmi lesquels pouvaient se glisser des malades, il convient de considérer d'abord les éléments communs du prophétisme, le phénomène de base, dans ses données psycho-sociologiques. C'est sur ce socle commun qu'a pu se développer le génie de quelques-uns. Du côté du phénomène prophétique de base, on confine à la pathologie mentale, tandis que du côté des Prophètes majeurs, on entre dans le domaine du génie religieux qui transcende une éventuelle pathologie.

Le prophétisme n'est pas propre aux Hébreux. Ad. Lods, le grand historien de l'Ancien Israël(15), dans son livre sur les prophètes (p. 59), indique que toute l'antiquité sémitique partageait avec les grands prophètes hébreux la même conception du prophétisme : c'est "l'irruption dans un être humain d'une puissance étrangère". Cette conception n'est même pas particulière aux Sémites. On la trouve partout et toujours, lorsque la domination du rationnel n'étouffe pas les surgeons de l'imaginaire. Il y a donc des cultures qui favorisent l'état subliminaire et des moments privilégiés dans la vie de certains hommes prédisposés à des expériences comparables. La conception biblique est celle de la possession par l'esprit (ou la parole) de Iahvé. Le phénomène de la possession divine était courant dans les peuples cananéens non Israélites. On voit (1R 18, 20 sq.) Élie défier, au mont Carmel, quatre cent cinquante prophètes de Baal. Il considère ces prophètes comme des "collègues", certes bien différents de lui quant à leur appartenance et au contenu de leur message, mais pas quant aux formes de leur vie. Il ne nie pas leurs pouvoirs, puisqu'il leur propose une sorte de match où, seul contre eux, il leur montrera la puissance de Iahvé.

Les bandes de prophètes que la Bible décrit aux X° et IX° siècles donnent la meilleure image du prophétisme commun. Ce sont des marginaux, vivant en groupes de quelques dizaines généralement, habitant à l'écart du peuple, dans des grottes, menant une vie sauvage, à peine vêtus, des sortes de "hippies" de l'Antiquité. Ils ont l'air de fous, et on le leur dit. Ces bandes sont souvent agrégées autour d'un maître, comme on le voit surtout au XIe siècle, autour de Samuel, et au IX°, autour d'Élisée. Mais d'autres prophètes vivent en solitaires, certains ne sont nullement des marginaux, puisqu'on parle de "prophètes de cour" (Nathan, Gad). C'est qu'ils s'adaptent à leur temps : Nathan et Gad vivent au temps de David, c'est-à-dire au moment du plus grand épanouissement politique, social et religieux d'Israël.

De toutes manières, et quelle que soit la période, le phénomène prophétique dans la Bible conserve son caractère de contestation de situation dominante. Dans les périodes de tension, où les prophètes pullulent, c'est tout le contexte social, politique, religieux, qui est contesté, avec des motivations complexes et, au besoin, contradictoires, où s'entremêlent la protestation contre la richesse et l'accaparement, la conviction de la ruine imminente d'Israël, un rappel au retour à la vie patriarcale, où le nomadisme est idéalisé. C'est une sorte d'intégrisme, où l'on trouvera aussi des critiques contre le culte (trop littéral), contre le roi (vieille tradition anti-royaliste), et des vues sur l'avenir, des accents apocalyptiques, des espérances radieuses. Le bouillonnement des esprits de Mai 68 en France peut donner ­la religion en moins­ une certaine idée de ce que pouvait être la fièvre prophétique. Les "prophètes des Cévennes", vers 1700, fournissent une autre analogie, directement copiée, cette fois, sur la Bible. De telles formations de groupes sont forcément des structures d'accueil pour les égarés, les illuminés, les originaux de la vie psychique, mal adaptables à leur société, mal ajustés à leur propre personne.

L'extase entre transe et inspiration

Quoi qu'il en soit de ces aspects psychosociaux, un phénomène de base caractérise tous les prophètes, des plus petits aux plus grands, c'est l'aptitude à l'extase. Le prophétisme ne s'identifie pas avec l'extatisme, mais l'aptitude à l'extase en est la condition nécessaire. Moïse connaît cet état : il entre "dans la Nuée" et il en sort pour communiquer au peuple les paroles de lahvé. Il peut transférer la transe à d'autres (Nb. 11, 16sq). Samuel "teste" Saül en l'envoyant rencontrer ses adeptes, et Saül se met à "prophétiser" avec eux (1. S. 10, 9-12). C'est le moment de rappeler que "prophétiser" et "délirer" sont un seul et même mot pour la Bible. La transe complète est plus ou moins durable. Elle est souvent provoquée (imitation, musique, danse mais ce n'est pas une ivresse due à un agent externe). Elle comporte une agitation motrice et se termine par un sommeil profond et amnésique. Dans l'épisode des cellules de Rama (1. S. 19, 18-24), lorsque Saül entre en transe avec les prophètes, "il s'écroula nu et resta ainsi tout ce jour et toute la nuit". On sait que l'altération de la conscience dans les états subliminaires est variable. Entre la transe amnésique de Saül et l'inspiration de David, il existe tout un éventail d'états, bien étudiés, entre autres, par P. Janet(16). David fournit un bel exemple de transe contrôlée dans l'épisode où il danse devant l'Arche (2. S. 6, 14 sq.). Il scandalise sa femme, Mikal, parce qu'il danse, dévêtu, "tournoyant de toute sa force"". Dhorme dit, en note : "comme un derviche tourneur". David cherchait par sa danse l'inspiration lyrique. Ce que dit Platon de l'enthousiasme est tout à fait semblable, le mot lui-même indique la possession divine(17). L'extase peut être située entre la transe complète, confuso-onirique, contiguë aux états pathologiques, et l'inspiration, au sens de Platon. Mais l'inspiration est individuelle et créative. La transe collective s'en distingue, elle est un psychodrame non créatif, qui peut fournir aux marginaux réconfort, abri dans le groupe, et moyen d'expression pour le drame intérieur de chacun.

Très caractéristique du prophétisme commun est le caractère contagieux de la transe (Nb. 11, 24-25, 1. S. 10, 9-13, 1. S. 19, 20-24). L'imitation des gestes est complétée par l'imitation des paroles. Les prophètes de la bande parlent d'une seule voix. "Ils n'ont qu'une seule bouche", dit le texte de 1. R. 22, 13-28, texte particulièrement éloquent pour montrer la différence entre les prophètes et le Prophète : Michée s'oppose aux prophètes d'une bande qui disent au roi Josaphat ce qu'il désire entendre (1. R. 22, 10-13). "Ils parlent tous d'une seule bouche", Michée parle, et c'est la parole de Iahvé, qu'il exprime comme malgré lui : "Alors l'Esprit s'avança et se tint devant Iahvé". C'est l'une des scènes les plus fortes de la Bible où se manifeste un caractère constant de la parole du Prophète : elle le traverse, comme s'il était passif, livré à une action qui ne vient pas de lui, dont il est l'instrument. Jérémie s'en plaint : "Tu m'as séduit, tu m'as fait violence." (20, 7).

Les visions prophétiques ou l'onirisme comme libérateur de l'imaginaire

Rien n'est plus illustratif du concept psychiatrique d'onirisme que les visions célèbres des plus grands. Le bouleversement émotionnel de l'extase submerge la conscience et la laisse flotter dans un état intermédiaire (crépusculaire), qui provoque d'une manière caractéristique les productions de l'imaginaire. Le terme de "crépuscule" est dans Isaïe (Is 21, 3-4) comme celui de "convulsions". "Trop bouleversé pour entendre, trop troublé pour voir", dit le même verset, car l'obscurcissement des sens prépare et annonce la vision. Plusieurs Prophètes expriment l'angoisse qui les saisit dans ce moment où bascule la conscience claire et où ils sont tiraillés entre ombre et lumière. Daniel se plaint de sa vision (8, 27) : "Je fus malade plusieurs jours, je demeurai sans la comprendre". Ézéchiel, le plus malade, connaît des états stuporeux (3, 15), des paralysies réversibles mais durables (4, 4-6). Le "transport" par la main de Iahvé est coûteux, douloureux comme un enfantement (Is. 21).

L'onirisme est un rêve délirant qui sort du clair-obscur de la conscience avec une force et une "présence", dont nous pouvons nous faire une idée par les images hypnagogiques que beaucoup d'entre nous connaissent tout à fait normalement dans les franges du sommeil. Dans l'onirisme, l'expérience se poursuit assez longtemps pour que les images s'enchaînent en visions, avec l'intensité d'un drame plein d'émotion, dans un déroulement qui permettra de les raconter. Le sujet vit l'irruption en lui de son monde imaginaire, comme une effraction de la conscience, par des productions scéniques qu'il ne reconnaît pas pour siennes et qu'il attribue donc à une force extérieure. On retrouve là ce que dit Lods de l'expérience prophétique : "irruption dans un être humain d'une puissance étrangère"(18). On reconnaît là aussi le modèle des extases de tous les mystiques et de tous les "inspirés" de toutes les cultures : la violence de l'effraction, le saisissement du sujet, qui se sent étrangement passif dans l'aventure. "Iahvé m'a pris derrière le troupeau, dit Amos (7, 15)... Voici ce qu'il me fit voir...". "Tu m'as fait violence", dit Jérémie (20, 7 sq.) qui est le plus explicite sur ce point. Il faut lire tout le chapitre 20 de Jérémie, véritable confession du Prophète : "C'était dans mon cœur comme un feu dévorant". Le Prophète ne peut pas retenir le message qui le traverse, venant d'ailleurs. La prédominance visuelle des hallucinations, classique dans tout rêve, n'empêche pas des phénomènes "sensoriels" composites, comme dans le rêve. Cependant, comme dans le rêve encore, c'est le sens donné à l'imagerie visuelle qui commande toutes les perceptions imaginaires. Parmi celles-ci, lorsqu'il s'agit d'un Prophète, c'est évidemment la parole qui mérite une courte étude.

Qu'est-ce que la parole d'un visionnaire ? Le mot de Claudel, "l'œil écoute", peut nous aider à le comprendre. Dans le rêve, nous saisissons d'un coup la scène et l'interprétation. Les paroles y sont forcément incluses, puisque nous donnons au rêve un sens et que nous pouvons le raconter. En tant qu'il est un événement, le rêve est langage. La parole des Prophètes est prise dans le mouvement même de la vision, qui est récit en même temps qu'elle est image. C'est, à mon sens, ce qui explique le passage incessant, chez les Prophètes, de l'Interpellation ("Parole de Iahvé") au langage indirect, puis au récit, puis à l'oracle, à la menace, à la confession, à la prophétie proprement dite, à la prière, etc. La pensée du Prophète se formule, à travers la vision, ou se prolonge entre les visions (qui ne sont pas très fréquentes, cinq ou six chez Isaïe, ou chez Ezéchiel). Mais le caractère visionnaire apparaît dans la charge poétique des paroles, parfois hachées par l'émotion, parfois développées comme une fresque ou comme un discours fiévreux. Et le caractère individuel apparaît dans le style : le charme naïf d'Amos ; la grande poésie lyrique d'Isaïe ; le pathétisme de Jérémie ; la monotonie des phrases d'Ezéchiel, qui développe longuement ses allégories... C'est le langage qui structure l'inconscient, à l'inverse de la formule de Lacan.

L'étude du phénomène prophétique peut être arrêtée là. En tant que phénomène, il existe une continuité entre la transe banale et l'extase mystique. Et il n'existe aucun signe observable qui sépare le Prophète le plus grand du plus obscur "inspiré" en "délire sacré". Il est donc sans intérêt de discuter sur le caractère maladif ou non d'Ézéchiel ou de voir en eux, dans une réduction normative, des penseurs qui auraient donné un tour poétique exalté à la formulation de leur sagesse. Leur vraie stature, leur génie tiennent au contenu qu'ils ont infusé dans un moule commun à la culture moyen-orientale de leur temps, celui de l'onirisme comme libérateur de l'Imaginaire.

En tant que fondé sur l'onirisme, le phénomène prophétique pouvait aboutir à des résultats proches de la pathologie ou, tout au contraire, être transcendé par l'inspiration religieuse, recherche créatrice qui est le sens même de la Bible. L'extatisme n'est évidemment pas responsable de l'extraordinaire trajet de la Parole accompli dans la Bible entre Moïse et le Ve siècle. C'est le contraire : le trajet spirituel du peuple hébreu, porté, soulevé par le travail progressif du monothéisme sur lui-même, a donné au prophétisme, phénomène banal en soi, la valeur d'un mouvement de découverte et d'approfondissement religieux. Ad. Lods a raison : "Un siècle avant Confucius et le Bouddha, deux siècles avant Eschyle et bien plus catégoriquement que ces réformateurs ou penseurs religieux, (les Prophètes) déclarent que Dieu demande la pureté de la vie et non des offrandes(19)". On voit s'affiner à la fois la forme et le fond du grand Prophétisme entre le temps des juges et celui des grandes figures du VI° siècle. Peu à peu, les Prophètes renoncent à prononcer des oracles privés, à interpréter les songes, à s'exciter par des breuvages ou des moyens physiques. L'extase d'Isaïe ou d'Ezéchiel est le produit de leur concentration religieuse, semblable à celle des grands mystiques de tous les temps. Quant au contenu, il ne cesse de gagner d'un bout à l'autre de cette longue chaîne où quelques grands esprits ont entraîné tant de changements, dans l'idéal moral et l'intériorisation de la religion. Le cadre religieux s'élargit à l'universel, le culte devient signe dune religion "en esprit", la rétribution individuelle se précise avec Ezéchiel, la piété et l'amour éclatent surtout avec le second Isaïe. On est passé du délire au Prophétisme.

Quant à la folie, il est permis de penser que sans la contiguïté avec elle, une telle transformation n'aurait pas eu lieu. Les "fous de Dieu" (A. Chouraqui) ouvraient à la fois une voie à la "folie religieuse", nécessaire au trajet de la Parole, et un asile pour les égarés qui, ne pouvant peut-être pas les suivre spirituellement, pouvaient, du moins, trouver, à l'abri de leurs grandes figures, le moyen de survivre, en pèlerins misérables, dans le sillage de l'esprit.

C. B.

(1) Article posthume. N° 2/91, Visages de la psychiatrie (également publié dans Prospective et Santé, N° 30, été 84, p. 31-41).
(2) L'expression est de Henri Ey, dans son ouvrage posthume : "Naissance de la médecine" (1981). Il la préfère au terme classique de "médecine sacerdotale", entre autres raisons parce que, démontre-t-il, on ne peut parler de médecine avant les hippocratiques qui, les premiers, ont vu la maladie comme un objet de la nature.
(3) Les fouilles qui nous permettent de mieux connaître la civilisation des Cananéens sont récentes : Meggido, Jericho, etc. cf. W. Albright, 1955.
(4) M. Sendrail, Histoire culturelle de la maladie, 1 vol 455 p. Privat, Toulouse, 1980.
(5) A. Chouraqui, La vie quotidienne des hommes de la Bible, 1 vol 410 p., Hachette, Paris, 1978.
(6) Anosognosie, hémiasomatognosie sont des troubles du "schéma corporel", dus à certaines lésions du cerveau droit.
(7) A. Neher, L'exil de la parole, "Du silence biblique au silence d'Auschwitz", 1 vol, 260 p., Le Seuil, 1970.
(8) M. Sendrail, loc. cit., p. 29-31, 41, 58-60.
(9) CH. Brisset, "La folie du roi Saül", Evolution psychiatrique, 1983, N° 2 et 3, 1984, N° 1 et 2.
(10) A. Zemplini, "Le sens de l'insensé", Psychiatrie Française, 1983, N° 4, p. 29-47. Zemplini note aussi que la folie est "universellement discernée des autres catégories de la culture, notamment de la religion". Ce qui pose problème lorsqu'il s'agit de la Bible.
(11) Peut-être est-il nécessaire de marquer ici que les contradictions de la vie psychique individuelle ne relèvent pas seulement d'une analyse sociologique. Mais nous ne pouvons insister.
(12) loc. cit, p. 46
(13) J. Lindblom, Prophecy in Ancient Israel, 1 vol, 474 p., Basle Blackwell, Oxford, 1978.
(14) Nous réservons la majuscule aux grands Prophètes, ce qui sera plus commode pour l'exposé.
(15) Ad. lods, Israel, Des origines au milieu du VIII° siècle avant notre ère, 1 vol. 595 p., II° ed., 1930, réédit., 1969, Albin Michel éd.
Ad. lods, Les prophètes d'ISraël et les débuts du judaïsme, 1 vol., 1re éd., 1935, II° éd., 1969, 438 p., Albin Michel éd.
(16) P. Janet, De l'angoisse à l'extase, 2 vol., Paris, Alcan, 1928.
(17) Platon, Ion, 534, trad. L. Robin, La Pléïade. "Le poète est chose légère, chose ailée, chose sainte et il n'est pas encore capable de créer jusqu'à ce qu'il soit devenu l'homme qu'habite un dieu, qu'il ait perdu la tête, que son propre esprit ne soit plus en eux".
(18) Ad. Lods, loc. cit., p. 59.
(19) Ad. Lods, loc. cit., p. 67.

 

 

 

 

 

 

 


Psychothérapie de la schizophrénie

Gaetano BENEDETTI(1)

Avant d'aborder les principaux aspects de la méthode psychothérapeutique de la schizophrénie, G. Benedetti a exposé une série de résultats cliniques et statistiques dans des cas de schizophrénie chronique. Il conteste qu'on ne puisse rien prouver statistiquement des résultats de cette psychothérapie, comme l'affirme par exemple May en Amérique. Il se fonde sur une expérience de quinze ans, et sur le travail de quinze psychothérapeutes dans un centre qu'il a créé à Milan, qu'il supervise chaque mois. Le matériel correspond à cinquante cas de schizophrénie chronique ; les patients ont entre 17 et 46 ans ; trente-huit thérapies sont aujourd'hui terminées, elles ont duré entre trois et dix ans, à raison de deux à cinq séances par semaine. Avant la psychothérapie, les traitements pour ces patients allaient de l'hospitalisation aux neuroleptiques et aux électrochocs. Pendant la psychothérapie, le nombre des hospitalisations chute de façon significative, et, au bout du compte, on peut dire que "pour quarante et un malades, les résultats sont excellents tant au point de vue du développement affectif de leur personnalité, donc de l'intensité et de la fréquence de leurs nouvelles relations sociales, qu'au point de vue de leur capacité de travail". Sans parler de l'évolution positive de leur créativité. G.B. apporte aussi la preuve d'une corrélation entre la qualité des résultats thérapeutiques et l'intensité du transfert et du contre-transfert, comme aussi avec la durée et la qualité de "l'attachement" réciproque (cf. Alanen, Helsinki). Sans préjuger du diagnostic de départ, "ce qui est particulièrement important pour le pronostic psychothérapeutique, c'est le contre-transfert du thérapeute". G.B. parle, comme toujours avec une grande prudence, des rapports entre psychothérapie et médicaments neuroleptiques. Laissant de côté les stériles oppositions d'écoles, et se fondant sur son expérience et sur celle d'Alanen, il indique que la psychothérapie individuelle permet de "réduire progressivement l'usage des médicaments chez les malades bien traités", et qu'actuellement le rôle du traitement somatique semble indispensable, dans les limites où il n'entrave pas la possibilité de nouvelles expériences sociales. La même prudence l'amène à revendiquer des résultats surprenants et nombreux, mais qui, dépendant entièrement des conditions singulières de la psychothérapie, peuvent difficilement être généralisés.

Je voudrais essayer de comprendre un aspect de mon travail et de celui de mes assistants par l'explication de trois mots-clefs :

  1. la positivation de l'expérience psychotique ;
  2. le sujet de transition ;
  3. la psychopathologie progressive.

1. Chez la plupart des schizophrènes, on note des antécédents prépsychotiques de longue date qui rendent le patient incapable de vivre, inadéquat, inacceptable, maladroit, coupable, socialement non souhaité ni aidé. Dans la psychose même, on observe le vécu d'une existence négative, la désintégration du Moi, la scission, le vide et la sensation de persécution.

La défense fondamentale du schizophrène est double : d'un côté c'est l'autisme comme essai de créer un monde absolument privé et imaginaire, de fermer ce qui est ouvert à tous les messages, à toutes les influences et persécutions d'autrui ; et de l'autre côté, c'est la projection des parties négatives du Soi sur l'entourage pour s'en protéger. Mais justement cette projection renforce l'aspect négatif du monde, les pouvoirs de persécution, de manipulation, d'aliénation, qui dépersonnalisent et transforment l'activité intérieure en passivité.

A ­ La positivation dialoguée d'un tel vécu (vécu où le patient peut se voir en reflet à travers le thérapeute, où il peut saisir une image positive de soi comme dans un miroir) est le facteur thérapeutique décisif dans tous les cas où il y eut une nette amélioration ou une guérison.

a) Une première entrée dans une "positivation" est la recherche d'une identité intégrée dans le courant de la vie, la recherche de la totalité de la personne perdue dans des scissions symptomatiques. Chez les malades psychotiques, il ne s'agit pas seulement de mettre en évidence des complexes inconscients mais surtout de se libérer, à travers le miroir-thérapeute, des expériences aliénantes de double-bind et de pseudo-mutualité (Bateson, Wynne), des contradictions de la communication (Watzlawick), des rôles et des images du Soi irrationnels. Le thérapeute peut trouver des parallèles physionomiques entre des symptômes actuels et l'histoire prépsychotique et peut ainsi offrir au patient la clé d'une expérience de subjectivité plus élargie, la conceptualisation de ce qui autrement resterait amorphe.

b) Une deuxième entrée vers une "positivation" se trouve dans les fantasmes correctifs et les associations libres du psychothérapeute, avec lesquels il entre dans une relation complémentaire avec le patient et "rectifie" les expériences psychopathologiques de celui-ci. Pour donner un exemple : un schizophrène se sentait hypnotisé, vidé et aliéné par les yeux de son médecin. Aucune interprétation ne pouvait secouer l'évidence de ce vécu. La nuit suivante, le médecin rêve de son patient. Celui-ci, à son tour, avait de grands yeux terribles. Dans son rêve, le psychothérapeute avait peur, comme son malade la veille ; mais, à l'égard de ces yeux, il ressentit la grande épreuve d'exister. De communiquer ce rêve au patient eut un effet plus grand que l'interprétation d'un sens possible que le symptôme pathologique aurait pu avoir. Dès lors, le patient acceptait la situation de la dualité. La création de cette dualité était possible parce que le psychothérapeute ne se contentait pas d'interpréter le symptôme de l'extérieur du patient, mais en entrant dans son intérieur et en participant à la situation d'influence qui était renversée. Donc : répétition de la psychose et positivation par intégration du thérapeute !

c) Une troisième entrée dans cette "positivation" est constituée par l'essai de percevoir et de solliciter le côté créatif encore latent chez le patient, à travers le masque des processus déformants. De même que Prinzhorn (1922) vivait les peintures de ses malades mentaux comme documents d'art, le thérapeute peut recevoir beaucoup de ce que le patient lui dit de psychopathologique comme documents précieux d'une vie intérieure dans laquelle des images grandioses peuvent aussi se créer. Le psychothérapeute envisage la psychopathologie du patient comme un essai fragile et même absurde, mais considérable, pour créer un projet du Soi psychopathologique. Ainsi les systèmes de délire autistique sont considérés par le thérapeute comme le résultat émouvant d'un travail psychopathologique du malade, qui a duré des années. Dans la rencontre avec le patient, le thérapeute peut laisser se développer une espèce de "psychopathologie communicative" qu'on trouve précisément dans les symboles autistiques du patient. Pour donner un exemple : une malade pensait ne plus être une personne, elle était "une coquille vide dont le contenu s'était dispersé par terre et ne lui appartenait plus, elle n'existait plus". Un autre patient montrait son doigt purulent en le concrétisant par : "Ça, c'est moi". Nous disons à la patiente qu'elle va remplir la coquille vide avec la force qu'elle a d'exprimer ses souffrances et avec le contenu de notre participation exprimée. Nous interprétons le "doigt purulent" auquel le malade réduit son entière compréhension du Soi comme un symbole de son existence, ce qui nous affecte douloureusement.

d) Une quatrième entrée dans la "positivation", c'est l'identification avec le patient. J'entends par là la capacité du thérapeute de se mettre dans le patient d'une manière empathique, pour lui permettre de percevoir des choses qui ne sont pas directement accessibles à la raison, afin d'éveiller chez le malade des sentiments de symétrie avec l'autre. L'identification du thérapeute avec le patient schizophrène se passe souvent sans aucun effort conscient, simplement par le fait que le thérapeute s'intéresse au malade et qu'il a un contact affectif avec lui. L'identification est due en grande partie à l'engagement du patient, et la tâche du thérapeute se limite à percevoir l'identification qui se développe et à la favoriser de temps à autre. En s'identifiant, le thérapeute prend symboliquement en charge la souffrance. Le rêve d'un malade schizophrène peut illustrer ce processus : lui, Hans-Peter, est sur le point de mourir, il se fait accueillir au seuil de la mort par deux hommes dont l'un s'appelle Hans et l'autre Peter. Évidemment, tous deux représentent les deux côtés du patient, mais curieusement tous deux sont borgnes. Après un certain temps, le malade ému s'écrie : "comme vous, comme vous !" Maintenant je comprends pourquoi l'accueil me touchait et m'émouvait, et je sentais aussi que je pouvais me charger des gens à un œil. En s'identifiant et en se contre-identifiant, il se constitue un vécu de symétrie à la suite duquel la réelle asymétrie médicale est supprimée momentanément pour permettre de vivre la dualité. Le patient développe son propre côté thérapeutique, ce qui approfondit une valorisation du Soi. Le malade se réintègre par l'identification avec un Moi thérapeutique cohérent.

e) La cinquième entrée dans la "positivation", c'est de mener à bout les situations de résistance, d'incompréhension, de désespoir psychothérapeutique, de manque de contact, de manque de discernement, de vide, de passivité, d'impuissance thérapeutique, d'agressivité destructrice de la part du patient, de transfert du délire et quelquefois même de ses propres angoisses si ses propres conflits inconscients sont mobilisés. Souvent, on trouve dans les dossiers des collègues qui font ces psychothérapies des phrases telles que : "l'attitude du patient est négativiste, et je ressens fortement un vide intérieur qui se répand de manière paralysante dans l'air", ou bien "je ne l'atteins pas et son vide m'écrase" ; ou encore : "en secret, j'espère qu'il ne viendra pas aujourd'hui". Venir à bout veut aussi dire être capable de supporter ces états sans perdre la motivation, ni développer des sentiments d'insuffisance. La capacité du psychothérapeute de supporter le vide se relie à la capacité de se faire stimuler par les émotions du patient, ce que nous pouvons constater en lisant dans un dossier : "le fait que le patient ait exprimé son agressivité m'a animé et a sollicité la discussion avec lui". Le médecin qui ne se sent pas seulement écrasé et ennuyé par son patient mais aussi animé, et même alimenté, peut aussi provoquer le fait que le patient perçoive ce mouvement du médecin de façon empathique. Son vis-à-vis devient important pour lui parce qu'il n'est plus un Surmoi mais un partenaire.

f) Une sixième forme de "positivation" consiste à ramener le symptôme à sa structure tragique. Je peux illustrer cette conception par un exemple tout simple : je me souviens d'un malade dont le transfert positif commençait quand il racontait un rêve dans lequel il devait marcher à travers un long tunnel sombre, plein de bris de verre, de pointes de couteau, de clôtures de fils de fer, d'épines piquantes, de fosses et de toutes sortes d'instruments de torture. Le rêve s'est répété chaque semaine, de façon monotone, pendant une période de deux ans de psychothérapie. Le patient se sentait toujours soulagé après l'avoir raconté. Il se reconnaissait comme une personne malheureuse et valable, tout en partageant le savoir d'une existence tragique avec le médecin.

g) Une septième forme de "positivation" est la rencontre avec la destructivité qui tourne autour de la mort sous une forme corrective et constructive. A la base de la psychose, il y a aussi une destructivité qui se montre dans la destruction fantasmatique de la réalité, du langage, de l'amour objet, dans les impulsions de suicide, dans le négativisme, dans la dissolution du personnage. Supporter les impulsions de mort du patient, même en se disputant fortement sans développer de contre-transfert négatif et prendre le patient activement sous sa protection, tout cela l'aide à se distancer de ses images destructrices. Si nous faisons remarquer au patient, par une approche thérapeutique, les sentiments négatifs et si nous en interprétons le négativisme, nous poussons le malade à se distancer des racines de sa destructivité, au lieu de fuir les sentiments négatifs écartés en s'accrochant au sujet du délire. Le processus de se distancer de telle manière signifie aussi faire son deuil, neutraliser l'agressivité, renoncer aux images négatives de soi-même et du monde.

B ­ Une telle psychopathologie "communicative" se développe à différentes échelles : comprendre, interpréter, dialoguer psychothérapeutiquement.

a) On peut simplifier ce processus comme suit : dans une première phase, j'essaie de saisir le modèle de base qui constitue le monde dans lequel le malade vit. J'essaie de l'écouter d'une manière qui me permette de trouver une sorte d'intégrité psychopathologique de mon patient dans le miroir de mon vécu. Là, il m'apparaît comme une personne et non plus comme un conglomérat de symptômes. Pendant cette première phase, je renonce aussi à une activité qui interpréterait, qui réaliserait symboliquement, ou qui demanderait trop tôt une adaptation sociale. Je renonce ainsi à une activité qui aliénerait le malade. Par contre, je répète ce vécu en utilisant un langage qui vérifie et rationalise au mieux possible et qui, en même temps, exprime une participation accompagnante, qui laisse cependant aux patients le choix de se distancer. Au début, je n'interprète ni ne contrarie les défigurations de ma propre personne qui sont paranoïdes et pour la plupart négatives. Par contre, j'essaie de trouver les origines des besoins du patient de se détruire et de détruire. Je m'efforce de supporter avec calme et compréhension tous les sentiments négatifs pour faire parvenir au patient la notion encore inconsciente qu'il existe un côté en moi positif qui peut le porter, un côté qui est prêt à coexister avec le côté paranoïde, qu'en fait ma personne est ainsi le Soi du malade qui consiste en deux moitiés différentes qui, mises ensemble, peuvent aboutir à une unité.

b) La deuxième phase psychothérapeutique est marquée par un processus continu de la personnalisation de la relation. Le patient mélange des parties de lui avec des parties qui viennent de moi. Il vit certaines pensées venant de moi comme les siennes, et il craint mes mots comme des manifestations de son monde intérieur. L'attitude psychothérapeutique est telle qu'on est prêt à transformer ses transitivismes et ses dépersonnalisations en formes archaïques de communication en se servant de ses propres fantasmes et associations.

c) La troisième phase psychothérapeutique est marquée par le développement d'une dépendance régressive qui nous oblige durant une certaine période à l'accepter, mais qui est en même temps la chance de la surmonter. Après Balint, qui fait la différence entre une régression bénigne et maligne, nous devons essayer de modeler chaque forme de dépendance en une régression bénigne, temporaire, qui nourrit le Soi et la future autonomie du patient. Le psychothérapeute ne doit pas arrêter de constater les progrès du patient, si minimes soient-ils, et de lui témoigner la joie que cela lui procure. Ensuite, on doit commencer à interpréter de manière conséquente les impulsions destructrices du patient et insister pour que celui-ci les reconnaisse comme siennes et qu'il se rende compte qu'il s'en éloigne.

d) La quatrième phase est celle d'une séparation avancée entre le Moi et le Toi, où se forme une première possibilité de parler des problèmes dynamiques de la vie qui menacent l'unité du Moi. C'est la phase où l'on peut soulever la question de savoir s'il faut continuer avec une thérapie familiale ou une thérapie de groupe. En principe, l'indication pour une thérapie familiale est toujours donnée dans des cas où l'anamnèse précise a montré que les conflits compromettent la situation actuelle du malade, ce qui continue à alimenter la psychopathologie. L'intégration dans une thérapie de groupe s'impose d'un côté parce que le temps disponible est court et, d'un autre côté par le fait qu'après l'assimilation des expériences intimes les plus importantes que le patient a faites avec le thérapeute dans la situation de dualité, il a maintenant la possibilité de faire d'autres expériences dans un contexte social.

2) Le "sujet de transition "

L'identification avec le malade psychotique signifie pour moi la possibilité de saisir la mort qui est en lui, soit sous forme d'absence de soi-même, d'absence de sa propre identité, soit sous forme de destructivité psychotique. La non-existence de soi-même donne lieu au fait que le malade doit vivre les autres comme une puissance qui entre dans son corps, dans ses pensées, qui vit à sa place ; il est seulement le spectateur impuissant de la manière dont les autres vivent à travers lui. La destructivité est le négativisme schizophrène : c'est le message transférentiel que le patient schizophrène fait à son thérapeute, le message aussi que le thérapeute n'est plus existant du moment que ses mots ne peuvent pas vraiment le rejoindre. L'autre est alors complètement au-dehors de son monde.

Eh bien, saisir le principe de mort qui est dans le patient signifie pour moi la mobilisation de mon propre noyau de mort. Je perçois cela dans mes rêves où je me trouve dans les mêmes situations de la psychose, dans un labyrinthe, au bord de l'abîme, dans une tombe, dans un paysage lunaire sans végétation aucune. Ou peut-être, je ressens la mort de mon patient comme une agression contre lui. Dans mon expérience, le patient est capable, même à travers l'autisme, de sentir ma situation comme une possibilité et même comme une offre de vie, parce que je ne suis pas complètement identifié avec lui. En effet, il y a toujours en moi une force qui limite en même temps sa mort et la nôtre. Le malade est alors capable de se mettre en rapport, à travers moi, avant tout avec sa propre part aliénée.

Dans un rêve, une patiente traversait un paysage désert pour trouver un animal enchaîné en train de mourir de soif et de faim ; la malade se transformait en thérapeute et pouvait libérer l'animal de ses chaînes ; elle lui parlait. Mon interprétation était qu'elle avait pu parler pour la première fois de sa vie à une partie d'elle-même identifiée avec le thérapeute et qu'elle s'était identifiée avec le thérapeute sur deux plans : non seulement sur le plan animal, mais aussi en personnifiant sa force libératrice. Ce fantasme double, qui était en même temps le malade et le thérapeute, je l'appelle "sujet de transition". Ce terme n'a pas seulement été conçu par moi, mais il est avant tout né d'un fantasme du patient.

3) C'est maintenant que je veux introduire la troisième dimension de ma psychothérapie, le concept de "psychopathologie progressive". La "psychopathologie progressive" est forme psychotique avec intention antipsychotique.

La psychopathologie progressive est la conséquence du fait que le thérapeute ne s'identifie pas seulement avec le principe de mort qui est dans le patient, mais aussi avec son image virtuelle, c'est-à-dire avec son âme, sa potentialité idéelle qui se révèle à l'intuition thérapeutique. L'identification du thérapeute avec la beauté, la profondeur et la vérité de l'âme psychotique signifie qu'il entre dans les fantasmes de mort avec toute sa vitalité, sa volonté de vie commune, ses fantasmes d'évolution créatrice.

Par exemple, une patiente se sentait transformée, influencée et aliénée par tous les êtres humains autour d'elle. Et bien, le thérapeute acceptait ce vécu de la patiente, mais il l'ouvrait à une dualité en exprimant son association qu'il se sentait influencé, lui aussi, par l'inconscient de la patiente, par les messages qu'elle lui envoyait même sans paroles. Ce fantasme du thérapeute était la transformation d'un vécu autistique en un vécu commun.

Un dernier exemple de psychopathologie progressive est la transformation des impulsions homicides de la patiente contre le thérapeute en une force homicide des mots thérapeutiques contre la patiente. La patiente, en effet, se sentait maintenant menacée et tuée par tous les mots dits par le thérapeute. Dans un tableau désigné par la patiente, le thérapeute a pris le rôle de la patiente ; il tue. Mais le rôle de persécuteur est transformé dans une direction progressive du fait que la malade maintient son transfert positif et son désir de rester en contact avec les mots thérapeutiques, même s'ils sont aussi dangereux que ses propres impulsions homicides. Les impulsions homicides ont été dualisées et transformées en vecteur de communication.

A travers ces trois dimensions de la psychothérapie que je viens d'exposer : la positivation, le sujet de transition et la psychopathologie progressive, ces trois forces qui se recoupent entre elles, il se forme la dualité libératrice qui, dans une peinture de la patiente, est représentée par le bateau entre l'enfer et le paradis.

J'oserais conclure en m'appuyant sur Lacan, bien que je ne le connaisse pas profondément. Il pense que chez le psychotique, le "réel" n'est pas filtré par les symboles, qu'il opère ainsi en eux une déliaison. Eh bien, nous cherchons à donner au malade ses symboles, et ces symboles sont avant tout symboles d'amour.

G. B.

(1) Cet article a été adapté par Jean-Max Gaudillière et Françoise Davoine du texte de la conférence donnée par G. Benedetti à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences SOciales, dans le cadre du séminaire : Folie et lien social, en avril 1986. Il était illustré de nombreux tableaux peints par des patients de G. Benedetti au cours de leur thérapie. N° 1/87 , Le Médicament.

 

 

 

 

 

 


Situation des malades mentaux(1)

David COOPER

Le texte ci-dessous a été prononcé par D. Cooper devant le Conseil de l'Europe en juin 77, à Paris. Il mérite d'être connu comme information sur l'auteur et sur la manière dont une assemblée peut choisir ses experts. On trouvera ensuite le texte des "recommandations", qui n'avait reçu que des amendements de forme et a été voté à l'unanimité, en octobre 1977.

Je tiens tout d'abord à remercier votre Commission de l'intérêt qu'elle a manifesté pour d'autres points de vue et pratiques concernant ce qu'on appelle "les maladies mentales".

Les maladies mentales et leur "réponse", la psychiatrie, ont été inventées au début du XIX° siècle, au moment de l'apparition du capitalisme en Europe. A ses débuts, la psychiatrie était une mystification du libéralisme des lumières, un système pseudo-scientifique de contrôle et de surveillance des populations dans l'intérêts des classes et des castes dominantes, une série de techniques rendues superficiellement respectables par leur rapport avec la médecine dans l'organisation corporatiste hégémonique de la société ; elle est devenue une technique visant à guérir les gens d'affections dont ils ne se savaient pas atteints. Au XX° siècle, l'Europe, et même tout le monde industrialisé, connaissent une multitude de moyens psychotechniques de faire face à des systèmes de besoins artificiels, inventés et imposés. La moindre inquiétude, la moindre souffrance deviennent des symptômes ("anxiété" et "dépression") qui nécessitent les soins du spécialiste : ces états n'ont rien ou presque rien à voir ni avec les réalités de la vie quotidienne ni avec la destruction objective de la sexualité par la destruction du temps personnel ni avec les conditions de vie objectives dans les ghettos fermés de la famille bourgeoise réduite à sa plus simple expression ou dans les autres ghettos des sous-populations séparées : les vieux, les jeunes et les enfants (qui ne peuvent pas communiquer librement avec d'autres adultes) dont les rapports avec d'autres gens sont en général régis de plus en plus par le système familial fermé, le processus éducatif et, plus tard, les conditions de travail, le traitement psychiatrique, l'emprisonnement, pour ainsi dire par toutes les restrictions institutionnelles à l'autonomie de la personne, jusqu'aux rites funèbres et à l'ultime institution du cimetière.

Les jeunes en âge de quitter l'école ont plus de chance d'être admis en psychiatrie qu'à l'université. Les lits d'hôpitaux psychiatriques représentent entre le tiers et le quart des lits d'hôpitaux de la plupart des pays européens (et la plupart d'entre eux sont occupés par des personnes atteintes de "schizophrénie chronique " ­ une maladie inventée et entretenue par les psychiatres).

En général, une personne malade sait qu'elle est malade et va voir un médecin. S'il s'agit de psychiatrie, ce sont habituellement ses parents les plus proches et les plus chers ou ses amis et voisins qui l'envoient ; ou encore, si elle est suffisamment conditionnée, après un bon lavage de cerveau elle y va d'elle-même car toute insatisfaction qui perturbe suffisamment ne peut être que "pathologique". C'est une maladie que personne n'a jamais été conscient d'avoir eue.

J'ai inventé le terme antipsychiatrie, que l'on m'a beaucoup reproché au début des années 60 (je l'ai provisoirement officialisé en 1967, dans un ouvrage "Psychiatrie et Antipsychiatrie") pour exprimer le besoin que je ressentais à cette époque, au cours de mes années de travail en Angleterre, d'un mouvement de résistance contre la stigmatisation psychiatrique depuis l'établissement du "diagnostic" jusqu'à la violence de l'électrochoc, en passant par le coma insulinique, la psychochirurgie (lobotomie), l'administration massive de neuroleptiques destructeurs du cerveau et de l'organisme, et par toute la panoplie de processus destructeurs institutionnalisés plus subtils comme l'atomisation, l'anonymisation, la castration libérale et métaphorique. Il est ressorti des résultats que nous avons publiés en 1967 que les personnes qui ne sont pas soumises à ces techniques ont plus de chances d'éviter les "rechutes". D'autres travaux ont montré que les personnes traitées au placebo et non aux substances médicamenteuses s'en tirent aussi bien, sinon mieux.

Depuis 1960, la situation a évolué très rapidement. Je ne pourrais pas m'associer entièrement aux derniers travaux effectués en Angleterre sous l'étiquette abusive "antipsychiatrique" qui ont eu tendance à verser dans l'idée de petites communautés ménagères privées, à l'écart des réalités macro-politiques du système du Service national de santé et où quelques privilégiés pourraient "vivre avec leur folie". Mon confrère Ronald Laing a d'ailleurs répudié à juste titre l'étiquette antipsychiatrique. En Europe, des faits nouveaux sont intervenus. Au cours des années 60, les docteurs Franco Basaglia, Giovanni Jenis et bien d'autres, du mouvement "Psichiatria Democratica" ont lutté pour la suppression totale des hôpitaux psychiatriques d'Italie (Basaglia à Gorizia d'abord, puis actuellement à Trieste où il a finalement fermé l'hôpital psychiatrique provincial pour la mobilisation d'un personnel non médical et para-médical (Jenis à Reggio-Emilia). Il faut ajouter plus récemment les travaux de Mario Tommasini à Parme. Tommasini n'est pas psychiatre, c'est un travailleur (militant depuis quinze ans au parti communiste italien) devenu Administrateur provincial de la santé. Il a entrepris, en s'occupant de l'hôpital psychiatrique de Parme, l'éducation des habitants de la province en leur faisant prendre conscience de la nécessité de traiter eux-mêmes leurs problèmes affectifs et les problèmes des "fous" de leur entourage. C'est ainsi qu'en collaboration avec ses collègues, il a vidé l'orphelinat, réduit de moitié le nombre des malades mentaux hospitalisés, fait sortir de prison tous les jeunes délinquants, créé quatre usines autogérées pour d'anciens malades mentaux, et aidé à trouver des logements collectifs pour ces anciens malades. Les travailleurs des usines "normales" ont accepté les fous et les mongoliens car ils ont appris à reconnaître que ces personnes étaient d'autres êtres humains opprimés. Le film "Fous à délier" de Bellochio a retracé une partie de cette œuvre remarquable. A la même époque, en France, un immense progrès théorique et implicitement pratique a été réalisé avec la publication en 1972 de l'"Anti-Oedipe" de Deleuze et Guattari, critique fondamentale de la mystification psycho-analytique. Du même ordre, quoique dans une optique très différente, est la "Psychanalyse" de Robert Castel que son auteur a fait suivre d'une attaque contre le juridisme de l'injustice psychiatrique, dans "L'ordre psychiatrique" dont le premier volume est publié cette année. A l'arrière-plan de tous ces travaux, se situe l'appui donné par Michel Foucault à la micro-analyse des systèmes de micro-pouvoir, ce qui n'est rien d'autre que ce que nous faisons précisément lorsque nous ressentons directement et dans notre corps une force de répression.

Il faut citer aussi, au cours des années 70, les travaux du Dr Mony Elkaïn (qui avait travaillé auparavant dans un quartier paupérisé du sud du Bronx à New York) et l'Association "La Gerbe" du quartier Straarbek de Bruxelles qui trouve les moyens de mobiliser des réseaux de personnes pour qu'elles en rencontrent d'autres, qu'elles ne connaîtraient jamais sans cela, dans la société hiérarchisée et qui ainsi, dépassent l'horizon purement personnel et familial de leurs problèmes.

Une forme très simple d'éducation sociale remplace la "thérapie" et sa coûteuse pseudo-technique. On commence à prendre conscience de la banalité des problèmes dans leur contexte micro et macro-politique.

En résumé, alors qu'il y a quelques années seulement, l'on se sentait totalement isolé dans la lutte contre la violence psychiatrique, on sait maintenant qu'il y a des milliers de travailleurs de la santé mentale qui s'emploient à cette cause avec, aussi, d'anciens malades.

Au début de 1975, un Réseau international pour remplacer la psychiatrie s'est constitué à Bruxelles. Il fait le lien entre les efforts de toutes les personnes qui, en Europe et au-delà, sont engagés dans cette lutte, et certains de ses travaux seront publiés aux éditions Christian Bourgois (collection 10/18) dans le courant de l'année. En septembre, ce "Réseau international" prévoit à l'hôpital psychiatrique de Trieste, désormais presque vide, une réunion de plusieurs milliers de travailleurs de la santé mentale, d'anciens malades, de juristes et d'enseignants. Cette réunion a pour but non seulement de protester platoniquement contre l'effet destructif des techniques psychiatriques et contre la violence de l'internement arbitraire, mais aussi d'échanger des expériences sur toute la gamme de travaux entrepris dans divers pays pour instituer une gestion non médicale de la folie en utilisant les ressources humaines naturelles de la collectivité ­ou du moins ce qu'il en reste.

Les techniques psychiatriques visent à détruire ou du moins à dominer certaines parcelles du cerveau de leurs victimes ou à manipuler les comportements selon le principe d'une doctrine récompense/punition. L'électrochoc consiste à provoquer des hémorragies capillaires microscopiques dans le cerveau. Ugo Cerletti a inventé ce traitement en 1938 après avoir visité les abattoirs de Rome où les porcs étaient électrocutés avant d'être tués. Il a constaté que l'électrocution provoquait un état épileptique non mortel et, estimant qu'il y avait incompatibilité entre l'épilepsie et la schizophrénie, ce génie de la psychiatrie a eu l'idée de faire subir cette électrocution à l'homme. Après huit électrochocs, on crée une amnésie réversible dont l'effet dure environ six semaines. Puis le patient revient pour d'autres séances. Un protagoniste de ce traitement a annoncé que si le malade n'était pas "guéri" (c'est-à-dire ne cessait pas d'importuner les autres), c'est que son cerveau n'était pas suffisamment endommagé.

La psychochirurgie, devenue de plus en plus complexe aux États-Unis avec sa "nouvelle vague", extirpe ou brûle irrémédiablement des parcelles de cerveau. L'un de ses défenseurs a prétendu que les résultats étaient "meilleurs" dans la classe ouvrière que dans la classe moyenne, chez les femmes que chez les hommes, chez les juives que chez les juifs et qu'ils étaient les meilleurs chez les femmes noires. Les notions de classe, le racisme et le sexisme hantent la psychiatrie. Le Dr Peter Breggin de Washington a rendu compte l'année dernière, lors d'une réunion à Milan, de ses recherches sur la psychiatrie allemande au cours des années 30. Il a démontré, avec preuves à l'appui, que les bourreaux S.S. qui ont organisé plus tard les camps d'extermination avaient été formés aux théories génétiques et à l'application de l'euthanasie scientifique par des psychiatres dans les hôpitaux pour mentaux.

Au cours de la même réunion de Milan, le Dr Thomas Szasz, avec qui je suis fréquemment en désaccord, a considéré très justement que si un malade mental est détenu contre sa volonté dans un hôpital psychiatrique, tout psychiatre se rend coupable de crime contre l'humanité.

En U.R.S.S., Leonid Plioutch a subi, pour dissidence, un traitement à l'haloperidol, le coma insulinique et l'humiliation de l'interrogatoire psychiatrique. Tous ces procédés, et d'autres pires encore, sont pratiques courantes dans la psychiatrie occidentale et ce n'est que par pure hypocrisie que les psychiatres occidentaux accusent leurs homologues soviétiques de faire injure à la psychiatrie : en réalité, c'est la psychiatrie qui est une insulte à l'humanité.

En Occident, l'intervention arbitraire d'un médecin, de la police et l'internement qui suit ne sont pas des manifestations isolées mais des faits quotidiens. L'intéressé n'a ni la possibilité d'adresser une requête à la Commission européenne des Droits de l'Homme à Strasbourg ni même celle de téléphoner à un avocat : il suffit d'une ou deux piqûres d'haloperidol (le pire des neuroleptiques) ou d'une autre substance neuroleptique pour le réduire à la soumission totale.

La politique de sectorisation qui vise apparemment à remplacer l'asile par des dispensaires, des hôpitaux de jour ou de nuit en service ouvert, etc. dissimule l'intention de remplacer l'asile traditionnel par des asiles familiaux où les patients sont maîtrisés par des injections de neuroleptiques dont les effets durent plusieurs semaines. Nous ne connaissons qu'approximativement l'ordre de grandeur des profits des sociétés pharmaceutiques multinationales car, comme pour toutes les autres informations concernant la médecine mentale, les statistiques sont judicieusement fragmentées.

Un de mes confrères et moi-même avons proposé à la "Délégation générale à la recherche technique et scientifique de Paris" un projet de recherche pour étudier comparativement la situation d'un hôpital psychiatrique et de ses unités dans la région parisienne et la situation de dépsychiatrisation à Trieste, Parme et Naples. Nous espérons, peut-être vainement, venir à bout de la fragmentation de l'information. L'objectif final est de voir comment nous pourrons en définitive parvenir à une collaboration entre les psychiatres, les autres travailleurs de la santé mentale dans les hôpitaux et leurs unités (ceux d'entre eux qui s'inquiètent de plus en plus du caractère répressif de leur profession), les groupes communautaires non médicaux, les animateurs culturels, les associations féminines, les enseignants etc., pour sensibiliser la population de certains quartiers des villes et des régions à la possibilité et à la nécessité d'établir une autogestion des problèmes affectifs et de la folie parmi leurs membres. Selon cette dialectique, à l'antipsychiatrie succédera ce que j'appelle la non-psychiatrie.

Ceux d'entre nous qui luttent en Europe contre la répression psychiatrique et ce qui est en réalité un exercice pratiquement incontrôlé de la médecine (depuis la Loi de 1838 en France jusqu'à l'illusion de réforme de la Loi de 1959 sur la médecine mentale ­ Mental Health Act ­ en Angleterre) ne sont pas à court d'idées et de solutions de remplacement mais, exception faite dans une mesure limitée de l'Italie, manquant de compréhension et d'appui de la part de l'administration.

Espérons qu'à une époque où l'on parle tant des droits de l'homme (même s'il faut d'autres années encore) nos délibérations permettront de trouver un degré de compréhension qui aboutira à des solutions concrètes pour le sort de centaines de milliers de personnes prisonnières du Goulag psychiatrique européen.

Le discours psychiatrique mystificateur et pseudo-scientifique est dépassé. Il s'agit tout au plus d'une forme d'idiotie bien intentionnée qui intimide et empêche de se rendre à l'évidence et de voir ce qui manifestement "crève les yeux".

D. C.

Rapport sur la situation des malades mentaux(2)
Rapporteurs : MM. Tabone et Voogd.

I. Projet de recommandation présenté par la Commission des Questions sociales et de la Santé

L'Assemblée,

  1. Soulignant l'importance qu'elle attache d'une part au maintien de la santé, du bien-être et des droits des malades, d'autre part à la protection du bien-être des sociétés démocratiques dans leur ensemble ;
  2. Considérant qu'il est très difficile de définir la maladie mentale, du fait que les critères changent d'une époque à l'autre et d'un lieu à l'autre, et que le rythme de travail, le "stress" et la structure sociologique de la vie moderne ont créé des troubles psychiques d'un genre nouveau ;
  3. Constatant qu'au cours des trente années qui se sont écoulées depuis la seconde guerre mondiale, les attitudes à l'égard de la maladie mentale ont beaucoup évolué en Europe, tant au sein du corps médical que dans le grand public ;
  4. Consciente, cependant, du fait que le grave manque de personnel dont souffrent les services psychiatriques, ainsi que la formation insuffisante ou peu actualisée du personnel sont préjudiciables à un traitement convenable des malades mentaux ;
  5. Convaincue que la situation des malades mentaux et, en particulier, les conditions présidant à leur internement en hôpital psychiatrique et à leur élargissement préoccupent une grande partie de l'opinion publique dans les pays membres et que les erreurs et abus commis à cet égard sont parfois à l'origine de tragédies humaines ;
  6. Relevant que la Commission européenne des droit de l'homme a été saisie de plusieurs requêtes faisant état d'erreurs et d'abus de ce genre, qui démontrent que la situation actuelle est à la fois peu claire et peu satisfaisante, et qu'il convient peut-être d'élaborer de nouvelles lignes de conduite à l'usage des juristes et des médecins ;
  7. Convaincue que le concept de malade mental criminel comporte une contradiction dans les termes du fait qu'un malade mental ne peut être tenu responsable d'actes criminels ;
  8. Notant que les progrès de la technologie médicale et psychothérapeutique risquent parfois de constituer une menace pour le droit à l'intégrité physique et psychique des patients ;
  9. Convaincue que les anomalies de comportement relevant de la morale et de la loi ne sont pas en elles-mêmes assimilables aux maladies mentales ;
  10. Condamnant les abus de la psychiatrie à des fins politiques et d'élimination de la dissidence quelle que soit sa forme ;
  11. Prenant acte des travaux du 6e Congrès mondial de Psychiatrie et se félicitant de la décision d'élaborer un code éthique pour l'exercice de la psychiatrie ;
  12. Se félicitant de la Résolution relative à l'organisation de services préventifs dans le domaine de la maladie mentale, adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe en 1976 et qui traite d'une grande variété de problèmes relatifs à la prévention des maladies mentales ;
  13. Recommande au Comité des Ministres d'inviter les gouvernements des États membres :

    I.

    1. à revoir leur législation et leurs règlements administratifs sur l'internement des malades mentaux, en redéfinissant certains concepts fondamentaux tels que le qualificatif "dangereux", en réduisant au minimum la pratique consistant à interner un patient de force "pour une période indéterminée", en supprimant la pratique de la censure de la correspondance, en plaçant sous la juridiction des autorités médicales tous ceux qui ont été reconnus par les tribunaux comme malades mentaux au moment du crime ou du procès, et en instituant une procédure permettant de faire appel d'une mesure d'internement ;
    2. à créer des commissions ou des tribunaux indépendants de bien-être mental, chargés de protéger les patients en ouvrant des enquêtes sur les plaintes dont ils sont saisis, ou en intervenant de leur propre initiative dans telle ou telle affaire, avec le pouvoir d'élargissement du patient pour qui l'internement ne leur paraît plus s'imposer ;
    3. à faire en sorte que les décisions judiciaires ne soient plus prises uniquement sur la base de rapports médicaux, mais que l'on donne au patient, comme à toute autre personne, le droit de se faire entendre et que dans les affaires où un délit aurait été commis, un avocat soit présent pendant toute la durée du procès ;
    4. à modifier les règles de responsabilité civile appliquées aux malades mentaux afin que l'hospitalisation ne frappe pas automatiquement les intéressés d'incapacité juridique, créant ainsi des difficultés en matière de droits de propriété et autres droits économiques ;
    5. à mettre en application le droit de vote aux malades mentaux et à prendre les mesures nécessaires pour leur faciliter l'exercice de ce droit, en veillant à ce qu'ils soient tenus au courant des affaires publiques, en les informant des formalités à remplir (délais inscription sur les listes électorales, etc.) et en offrant toute l'aide matérielle requise à ceux d'entre eux qui souffrent d'un handicap physique ; les malades frappés d'interdiction de voter devant disposer d'un droit de recours.

II.

    1. à prendre ­ dans le cadre d'une politique à long terme des dispositions visant à réduire l'importance quantitative des grands établissements et à multiplier des services de soins en communauté où les patients trouvent des conditions de vie se rapprochant de leur milieu ordinaire, sous réserve cependant que la poursuite de cet objectif n'accroisse pas la proportion de patients sortant précocement de l'hôpital avant qu'un réseau efficace de services communautaires n'ait été mis en place ;
    2. à chercher de nouveaux moyens d'humaniser les soins administrés aux malades mentaux en insistant davantage sur la qualité et l'aspect humanitaire de ces soins que sur le recours à une technologie de pointe et en examinant à cet égard l'opportunité et les conditions d'utilisation de certaines thérapeutiques, qui peuvent entraîner des dommages irréversibles au cerveau ou une modification de la personnalité ;
    3. à prendre les dispositions en vue d'encourager et d'harmoniser au Conseil de l'Europe des études sur la formation et les conditions de travail du personnel soignant en milieu psychiatrique, en y associant les organisations syndicales internationales représentatives dans la perspective de l'élaboration d'un accord européen valable pour ces personnels et en raison de la pénurie de personnel traitant qualifié dans la plupart des pays membres, à développer les connaissances et aptitudes psychiatriques des travailleurs des autres services sanitaires et sociaux de l'État, créant ainsi des équipes locales capables d'agir en étroite collaboration avec les professionnels du traitement psychiatrique.

III.

  1. à encourager les pouvoirs locaux et les collectivités locales à prendre une plus grande part à la réadaptation socio-professionelle des ex-internés, en élaborant des programmes de placement sélectif, en ouvrant des ateliers et des foyers et en mettant en particulier au point des programmes d'information visant à modifier l'attitude du public à l'égard des malades mentaux ou des anciens malades mentaux ;
  2. à faire en sorte que les dossiers conservés par les institutions psychiatriques sur les ex-internés ou toute autre documentation relative à leurs cas soient considérés comme relevant strictement du secret professionnel médical et ne puissent être utilisés de façon à handicaper injustement ceux d'entre eux qui cherchent un emploi.

(1) N° 4/77.
(2) voir Doc. 3804 et renvoi N° 1116 du 28 juin 1976.

 

 

 

 

 

 

 


La peur du bonheur(1)

Simon-Daniel KIPMAN
(7 rue du Montparnasse, 75006 Paris)

" Ce que l'on nous demande,
il faut l'appeler d'un mot simple,
c'est le bonheur
. "
Jacques LACAN
L'éthique de la psychanalyse

L'état amoureux, l'extase mystique, la joie de l'enfant, la découverte du savant, les larmes du mélomane, voilà qui évoque le bonheur tout autant que le rire du soldat évitant la mort, que les larmes de la mère retrouvant son enfant depuis longtemps absent, que la stupéfaction muette du prisonnier enfin libéré, que la douleur exquise de la colique néphrétique soudain calmée. D'autres images de bonheur, fugaces mais incontestables : la satisfaction du mérite reconnu, la surprise du gagnant au loto... Le bonheur a mille visages dont certains sont surprenants. Images radieuses émergeant d'un univers de détresse...

Thérapeutes, la détresse est notre domaine, notre pain quotidien : plaintes, douleurs, et aussi résistances, régressions, angoisses, phobies.

La guérison (bonheur de guérir et d'être guéri) n'est pas dans nos perspectives immédiates. Les améliorations restent précaires, soumises à tous les dangers, à toutes les craintes : nous préférons plutôt parler de stabilisation, d'aménagement, de tassement, de sédation. De plus, l'importance que nous donnons à la mémoire nous porte à insister davantage sur la trace, la cicatrice indélébile de la maladie et du traumatisme ; cicatrice qui marque le passage et le retour possible de la douleur. Marqué à jamais par l'expérience de la maladie, le Moi ne connaîtra plus la jubilation mégalomaniaque. Il n'y a plus de joie. Tout au plus des jouissances, et encore... L'entrée acceptée dans le monde du risque et de la souffrance marquerait-elle la maturité ?

On a parfois assimilé la psychiatrie à une "médecine du bonheur", comme un écho à la définition de la santé proposée par l'OMS : "état de bien-être"... Mais la formule est ambiguë : s'agirait-il de traiter le bonheur comme une maladie... curable ? L'objectif serait alors d'échapper au bonheur, à ou à son rêve :

" Si le bonheur (selon une litanie courante) n'est pas de ce monde"..., rêver du bonheur serait-il de l'ordre du délire ? Les utopistes, à l'asile !

Il ne viendrait pourtant à l'idée de personne de parler de médecine du malheur. C'est pourtant de cela qu'il semble s'agir. Le Droit à la Santé est, de fait, un Droit à la Maladie, ouvrant la perspective ­ par le biais de la prévention ­ d'une santé meilleure. Professionnellement et affectivement, nous ­ comme thérapeutes ­ évoluons dans le malheur des autres. Si nous n'aimions que les vaincus, les faibles, les battus, les déshérités, si nous n'aimions que les malheureux, cela poserait question : serait-ce pour nous donner, en négatif, l'image de notre propre bonheur ?... médiocre bonheur, confort tout au plus. Cherchons-nous sans cesse à nous rassurer ?

La recherche du confort implique tout un travail :

C'est donc bien d'un bonheur défini par sa quête, sa fugacité qu'il convient de parler. D'un bonheur en mouvement, en vie, reflet des pulsions, reflet du dynamisme psychique. La représentation du malheur est plus facilement réifiable, plus aisément anecdotique. Le bonheur implique un sentiment plus extraordinaire et plus intime. Il est presque plus difficile à partager que le grand malheur. Vus de loin, les amoureux n'ont-ils pas l'air un peu benêt ?

Au XIX° siècle, on a avancé que la recherche de bonheur était recherche d'un équilibre. Cet équilibre évoque désormais la mort et l'immobilité. On peut dire que l'homme, au contraire, évite tout "retour à l'inanimé", au profit d'équilibres instables et mobiles. Quête dynamique, d'un autre chose ; un plus, un mieux, une différence. La réduction des tensions qui est au cœur de la mécanique intrapsychique, n'implique pas toujours la réduction de l'excitation (décrite asymptotiquement comme douloureuse), mais parfois sa réalisation, c'est-à-dire sa mise en actes (polarisation sur un fait, réduction de la tension) et sa représentation imaginaire (bonheur ineffable, indicible).

Ne doit-on pas s'étonner qu'il y ait davantage de mots corrélés au malheur qu'au bonheur ? Il est remarquable que ceux qui ont trait au bonheur soient plus abstraits et prennent une dimension religieuse (paradis, septième ciel, nirvana, béatitude, extase), alors que ceux du malheur sont plus factuels (accident, catastrophe, ruine, fléau, ténèbres).

Dans la vocation soignante, le souci, le besoin de réparer sont au premier plan. Et, on le sait bien, on ne répare que ce qui fonctionne mal..., sous peine de chômage. De là, se dégage un double paradoxe : il faut que les patients aillent mal pour qu'ils deviennent nos patients ; mais le mouvement contre-transférentiel qu'ils induisent implique que c'est "comme çà" qu'on les aime, allant mal ; même si nos déclaration et vœux officiels, explicites, les poussent à aller mieux... (mais pas trop ?). Peut-être sommes-nous comme des parents qui souhaitent voir leurs enfants grandir, mais qui les préfèrent encore petits et dépendants.

Du coup, le bonheur n'a pas bonne presse. Comme si un "moins de malheur" suffirait à notre bonheur. Pour les malades, il n'est acceptable que dans l'avenir, "après la sortie". Pour une Blanche-Neige, il est le "prince charmant" qui la pousse à éconduire tout autre prétendant.

Il y a, certes, une culture de la souffrance, non seulement dans l'idéologie qui nous entoure, mais dans la relation duelle (cf. Ferenczi). La souffrance est le prétexte nécessaire au flirt des inconscients. On peut sans doute, parce que cela déclenche la jouissance partielle du souffrant et de son "écouteur", plonger dans le malheur, être poussé, forcé à s'y complaire, afin de plaire ­ transférentiellement ­ au soignant : "Qu'est-ce que je vais lui dire ? Si je vais bien, il va me chasser"...

Mais, justement, notre objectif est de dépasser les prétextes, d'aller à l'essentiel.

La préparation de ce numéro et les discussions avec les auteurs ont eu un curieux effet sur ma pratique quotidienne. J'ai entendu les patients d'une autre manière. J'ai été doucement amené à adopter, ou à retrouver, un autre "point de vue" sur leur dynamique inconsciente. Les aspects positifs, tournés vers l'avenir, sont apparus plus clairement : le refoulement, la dépression ont été relativisés aux tentatives d'expression, à la lutte pour un mieux-être, à la recherche d'un contact. La culpabilité (et la culpabilisation) et l'hostilité s'atténuent devant la communion et la complicité. A partir de cela, la pratique psychiatrique ne peut plus s'assimiler à une traque quasi policière : traque du symptôme, traque de ses causes, traque des motivations sous-jacentes, car elle acquiert des aspects plus dynamisants.

S'il faut rompre avec le discours dominant qui va et vient sans cesse du côté du négatif, du moins, du manque, de la faille et du passé, ce ne doit pas être au profit d'un autre discours également faux, mais pour relativiser ces freins passés et s'élancer avec espoir vers un effort de construction.

En ce sens, le choix du thème du bonheur, qui a surpris nombre de nos lecteurs, s'est imposé pour nous comme une réflexion sur un concept moteur de notre travail psychiatrique. La recherche du bonheur nous pousse à des actes de pensée ; le souci du malheur nous fait penser des actes. Et c'est en cela que le bonheur est plus intéressant que le malheur, car il est plus mobile, plus dynamique et dynamisant : il est vivifiant. D'ailleurs, même les adeptes de paradis artificiels parlent de "voyage", jamais d'"état". Le bonheur c'est d'aller au-delà (à ne pas confondre avec une vie éternelle), de se dépasser (donc de dépasser sa situation actuelle), de courir vers d'autres liens, les mains tendues vers l'à-venir. Le bonheur, c'est la curiosité du monde, des autres, sans cesse comblée et à jamais insatisfaite.

S.-D. K.

(1) N° 6/86, Le bonheur.