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Attac ou l'« exercice illégal » de la politique

par Bernard Cassen, Politis, 27 juillet 2006

Note de Politis : « Après une croissance rapide, et un an après avoir contribué au succès du «non» au référendum européen de mai 2005, l'association altermondialiste Attac traverse actuellement une grave crise interne. Politis ouvre aujourd'hui le débat par un texte de Bernard Cassen qui revient sur l'histoire de l'association, et nous dit comment il voit l'avenir d'Attac, «mouvement d'éducation populaire». Il va sans dire que nous souhaitons que ce débat se poursuive dans nos colonnes et que nous publierons, le cas échéant, d'autres points de vue. »



Politis, 27 juillet 2006
Politis, 27 juillet 2006
A Attac, il n'est pas facile de prendre du recul, encore moins de faire de la prospective, tant, au cours de ses huit années d'existence, les énergies y ont en permanence été mobilisées autour des actions du jour, du lendemain et du surlendemain que l'actualité nationale, européenne et internationale imposait à l'association. Même en faisant la part du caractère sensationnaliste et partisan (y compris dans ces colonnes) de la couverture médiatique de l'assemblée générale de juin dernier à Rennes – qui a certes laissé de très mauvais souvenirs -, les membres d'Attac ne sauraient désormais faire l'économie d'une réflexion et de débats sur les questions qui y ont été posées « en creux », à savoir quelle est la nature de leur association et qui décide en son sein.

Qui décide ? La réponse est apparemment simple : le conseil d'administration. Et ce Conseil de 30 membres en comprend douze élus (1) par la totalité des adhérents, et dix-huit désignés par un aréopage (le Collège des fondateurs) composé d'une soixantaine d'organisations, syndicats et journaux (dont les sociétés éditrices de Politis et du Monde diplomatique et de personnes physiques, parmi lesquelles Bernard Langlois, à la fois acteur et chroniqueur. Mais pourquoi une telle disproportion ? Pour la comprendre, il faut revenir à la genèse d'Attac, et par conséquent à sa nature.

L'idée de créer cette association, destinée à combattre la dictature des marchés financiers en promouvant la taxe Tobin, et de la nommer Attac avait été lancée, un peu comme une bouteille à la mer, par Ignacio Ramonet dans un éditorial du Monde diplomatique de décembre 1997. Par milliers, des lecteurs du mensuel avaient aussitôt exprimé leur enthousiasme et leur exigence de la voir naître. Et de naître sous la bannière du Diplo ! Face à cette quasi sommation, et alors que nous n'avions jamais envisagé une seconde que cette tâche nous reviendrait, nous n'avions plus d'autre choix que d'entreprendre le passage de l'idée à l'acte.

Très rapidement, nous dûmes prendre une option stratégique : Attac serait-elle une association composée uniquement de personnes physiques (et, avec le courrier reçu, nous en avions potentiellement un nombre significatif sous la main) ou une combinaison de personnes physiques et de personnes morales, c'est-à-dire d'organisations déjà existantes dont quelques-unes avaient spontanément fait part de leur intérêt ? Même si nous avons ultérieurement dû en acquitter le prix, les avantages de cette dernière formule étaient évidents : nous disposerions immédiatement de relais dans l'opinion, d'un minimum de ressources de départ et de cadres militants déjà formés. La décision prise, il fallut constituer la liste des premiers fondateurs, et cela à partir de nos relations personnelles et professionnelles.

La première personne que j'appelai fut, je crois, Daniel Monteux au Snesup et, par son biais, les principaux autres syndicats de la FSU furent impliqués. De proche en proche, la liste s'élargit à d'autres syndicats, dont SUD, le SNUIPP, la Fédération des finances CGT et l'IGICT- CGT (2). Je contactai aussi la Confédération paysanne qui accepta aussitôt. Le tableau de famille commençait à prendre tournure. Il ne fallait pas oublier les « nouveaux mouvements sociaux » : DAL, Droits devant, organisations de chômeurs,etc. Ni non plus la mouvance féministe et écologique. Gisèle Halimi et René Dumont acceptèrent, à titre personnel, de devenir fondateurs. Sollicités par le Diplo, Politis, Témoignage chrétien (alors dirigé par Bernard Ginisty), Golias, et même, après un temps de réflexion, Alternatives économiques se joignirent à l'entreprise. D'autres organisations dont, pour certaines, je connaissais à peine ou pas du tout le nom ou le sigle, furent proposées par les uns ou les autres. On ne faisait pas dans le détail, il fallait aller vite ! Et c'est ainsi qu'Attac fut lancée le 3 juin 1998, autour du Diplo, par un patchwork de mouvements et personnalités. Les adhérents individuels vinrent après.

Qu'est-ce qui pouvait bien réunir un tel éventail à première vue hétéroclite ? Les motivations étaient diverses. Pour les petites organisations, il était gratifiant d'apparaître sur l'affiche à côté des grandes et d'avoir accès à un nouvelle caisse de résonance, mais pour celles qui « pesaient » le plus, c'est-à-dire les syndicats, il s'agissait de disposer d'une sorte de cercle de réflexion, d'une « centrale » commune de production d'expertise sur la mondialisation financière, ses conséquences et les alternatives à lui opposer : dans un premier temps les deux T d'Attac renvoyaient à « Taxe Tobin ». Pour éviter de nous enfermer dans cette seule mesure, ils se transformèrent, dans les statuts, en « Taxation des Transactions financières ».

Peu de gens imaginaient alors que les adhérents individuels, qui affluèrent rapidement, et les comités locaux qui naissaient partout en France voudraient aller au-delà de la réflexion sur la finance internationale. Beaucoup virent dans Attac un substitut au militantisme dans les partis de gauche et dans les syndicats. Ils voulaient aussi agir, et pas seulement pour la taxe Tobin. Aussi, en mars 1999, je proposai la définition suivante du profil d'Attac : « Un mouvement d'éducation populaire tourné vers l'action », qui fit consensus. Progressivement, poussée par la dynamique de sa base, Attac élargit ses activités à l'OMC, aux OGM, aux paradis fiscaux, au G8, aux Forums sociaux ; puis, à partir de 2000 à la question européenne ; ensuite aux luttes menées en France sur les retraites, l'éducation, la décentralisation, la Sécurité sociale, dernièrement le CPE, etc. Dans le même temps, en totale autonomie, un réseau d'une cinquantaine de mouvements Attac se mettait en place en Europe, en Afrique, au Japon et dans les Amériques.

S'adaptant aux contours de la mondialisation libérale, qui ne se découpe pas en tranches, Attac devenait ainsi une organisation « généraliste » et non plus spécialisée dans la seule finance. Elle prenait des positions sur un nombre croissant de domaines et réfléchissait en termes d'alternatives globales au néolibéralisme. Elle se réduisait de moins en moins au plus petit dénominateur commun de ses structures fondatrices, dont beaucoup ne se définissaient certainement pas comme anti-libérales. Surtout, aux niveaux local, national et européen, Attac devenait une actrice à part entière, sans référence à ses structures fondatrices et, sur de nombreux thèmes, beaucoup plus influente que certaines d'entre elles.

Le référendum du 29 mai allait en faire la démonstration éclatante. De l'avis même des tenants du « oui », sa campagne, s'appuyant sur un travail d'éducation populaire sur l'Europe entamé de longue date, fut déterminante pour le succès du « non ». Au passage, elle bouscula quelque peu certains de ses membres fondateurs : certains étaient favorables au « oui », d'autres ne prirent que tardivement parti pour le « non », mais sans faire de campagne nationale. La question de la place d'Attac dans le paysage politique était désormais spectaculairement posée. Et il n'est pas étonnant que, pratiquement au lendemain du scrutin, les attaques internes contre sa direction - qui avaient crû en intensité au fur et à mesure que l'audience de l'association se renforçait – redoublèrent de virulence.

Comme il était impossible de poser la véritable question, celle précisément de la légitimité, pour Attac, d'être une organisation indépendante, y compris de ses fondateurs, et dotée de son projet anti-libéral propre, le tir, puissamment relayé par des médias qui n'avaient pas pardonné le 29 mai, se concentra sur des cibles-leurres plus politiquement « vendables » : le « style » de direction, décrit comme « autoritaire », et la prétendue volonté de cette dernière de transformer l'association en parti.

Tout en ne négligeant pas le poids, voire le choc des personnalités, je ne connais aucune organisation moins « autoritaire », plus collégiale et plus transparente qu'Attac : outre que ses comités locaux sont indépendants de la direction nationale, cette dernière, jusqu'à l'éclatement de la crise de sommet déclenchée par certains de ses membres, a toujours pris ses décisions par consensus. Pour ne prendre qu'un seul autre exemple, son Bureau hebdomadaire est présidé à tour de rôle par chacun de ses membres (le président ne le présidant donc qu'une fois sur douze) et ses relevés de décision sont mis en accès public sur le site la semaine suivante. Qui dit mieux ?

La polémique sur la transformation éventuelle en « parti » est encore plus artificielle. Ne serait-ce que parce qu'Attac compte parmi ses membres de nombreux militants de formations politiques, toute velléité d'en devenir elle-même une nouvelle serait suicidaire. Il reste qu'est cependant posée celle de son profil dans ce champ. Ma réponse est nette : Attac ne doit pas en changer d'un iota. Elle doit rester un mouvement d'éducation populaire tourné vers l'action et, ajouterai-je, se situer dans le moyen terme, dans la déconstruction intellectuelle et culturelle du néolibéralisme et dans l'élaboration d'alternatives globales. A cet égard, les échéances électorales ne sont pas des fins en elles-mêmes, mais des occasions privilégiées pour déplacer le curseur des positions médianes de l'ensemble de la société vers des solutions solidaires et démocratiques.

Même ainsi, Attac piétine des plates-bandes. Elle se livre à ce que Bourdieu appelait l'«exercice illégal de la politique », lorsqu'il parlait de ces responsables qui, « supportant mal l'intrusion des profanes dans le cercle sacré des politiques, les rappellent à l'ordre comme les clercs rappelaient les laïcs à leur illégitimité ». Nous sommes ici au cœur du problème : dans leur totalité, les forces d'extrême gauche et de gauche, et cela est vrai également pour la droite, n'ont aucune envie de voir se renforcer une organisation proposant des alternatives anti-libérales, et qui, sans pour autant se situer dans le champ électoral, trouble un jeu bien rodé dans un pré carré balisé et leur fait craindre des pertes de parts du marché politique entendu au sens large.

Les grandes organisations syndicales et quelques autres associations n'ont pas davantage intérêt à ce qu'Attac prenne trop d'ampleur et se mêle de questions qu'elles estiment essentiellement de leur ressort, et pas pour dire nécessairement la même chose qu'elles... Elles la verraient bien retourner à son cœur de métier initial - la mondialisation financière - et s'y tenir.

Une bonne partie des membres du Collège des fondateurs d'Attac est sur cette ligne de profil bas ou, ce qui revient au même, pour une fonction exclusive de lieu de convergence des positions des différentes composantes du mouvement altermondialiste, de réseau de réseaux, etc. Cette fonction est sans aucun doute très importante, et Attac la remplit déjà. Mais la grande masse de ses adhérents, si on leur pose la question (ce qui n'a jamais été fait car la majorité des fondateurs s'y sont opposés avec succès sous divers prétextes), aspireront sans doute à ce que l'organisation dans laquelle ils militent devienne pleinement adulte et s'émancipe de tous ses géniteurs (ou qui se sont crus tels parce qu'ils étaient sur l'affiche de départ), et notamment de ceux dont l'apport se réduit à la présence à un vote lors d'une réunion, ou une procuration de vote laissée à une autre organisation.

Cela passe par une réforme de leur rôle dans l'association. Au lieu de vouloir continuer à la contrôler, notamment par leur poids prépondérant dans les structures de direction, ils pourraient au moins remplir le rôle statutaire qu'ils ont jusqu'ici complètement négligé - proposer au Conseil d'administration les grandes orientations et lignes d'action de l'association - et laisser les adhérents libres de leurs choix. Ce qui leur donnerait l'occasion de tenter de se mettre d'accord sur autre chose que l'opposition à une Attac vraiment indépendante, et à celles et ceux qui portent cette idée. Tels sont les enjeux du débat qui va – enfin ! - avoir lieu dans l'association avant les prochaines élections au Conseil d'administration prévues le 8 décembre prochain.

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* Bernard Cassen est président d'honneur d'Attac. Il s'exprime ici à titre personnel.

1) Une réforme des statuts qui devrait être acquise à la fin novembre portera ce nombre de 12 à 24.
2) En juillet 1998, Bernard Thibault, qui allait devenir secrétaire général de la CGT quelques mois plus tard, me confirma le soutien de son organisation et nous promit d'appeler ses unions départementales à s'impliquer. Ce qu'il fit.



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