Wikipédia (Reproduction interdite sans le consentement explicite de l'auteur) Phénomène fascinant que cette encyclopédie communale que l'on nomme Wikipédia. Lorsque les «spécialistes» se réveilleront de leur sommeil dogmatique et subventionné habituel, ils réagiront, c'est sûr. Mais d'ici là, et puisque que n'importe qui peut enfin écrire n'importe quoi à propos de n'importe quel sujet..., pourquoi ne pas se lancer?
Deux pistes: 1) Le phénomène lui-même. Enfin parvenu aux Lumières Totales pour Tous et Tout le temps, l'individu humain (Pierre, Jean, Gisèle) prend sa propre destinée en charge et écrit lui-même sa science comme s'il s'agissait d'un Hot-Line ou de simondurivage.com. Signe indéniable des temps qui changent ou qui ont changé. L'encyclopédie communale comme l'icône définitive de la liberté d'expression. 2) La stupidité intrinsèque de la transformation du concept de «connaissance» en celui d'«expression». Certes, la «connaissance» est un concept on ne peut plus suspect, mais on doit à la rigueur rationnelle d'en distinguer la notion de celle d'«expression». Wikipédia signifie soit que: a) tout le monde est savant b) la connaissance n'existe pas Puisque a) est peu vraisemblable (et franchement cuistre), c'est b) qui constitue la Stimmung implicite de l'entreprise Wikipédia. Alors pourquoi appeler ça une «encyclopédie», sinon pour décréter une fois pour toutes que l'anti-intellectualisme est désormais la valeur triomphante? Voilà un portrait brossé trop rapidement. Il y a trop d'interlignes me souffle ma Muse. Reprenons. Wikipédia, phénomène étonnant en effet, auquel il fallait s'attendre cependant. Phénomène complexe aussi, que l'on ne peut simplement rejeter du revers de la main dès lors que, selon toute vraisemblance, non seulement il est là pour rester mais qu'il aura tôt ou tard des progénitures diverses. Parmi tous les éléments qui font problème dans ce phénomène et qui méritent qu'on y réfléchisse un peu, c'est celui de la fiabilité qui fascine d'abord. Wikipédia n'étant pas «fiable» et ne pouvant pas l'être, par nature, quel raison d'être lui reste-t-il? Quel intérêt peut bien avoir une «encyclopédie» dont le contenu n'est pas fiable? À ceux qui font justement valoir le manque de fiabilité de cette «révolution», les défenseurs de Wikipédia rétorquent généralement que la chose est à l'état de «projet», qu'il s'agit d'un gigantesque «work in progress» qui, dès lors, souffre forcément de lacunes évidentes, mais non rédhibitoires, lacunes que le temps viendra combler. Pourtant, de par la nature même de ce «projet», il est évident que, tout au contraire, ces lacunes ne se résorberont jamais. L'idée même d'«encyclopédie» repose sur la thèse, implicite ou non, que la connaissance est une accumulation. Certes l'idée, comme toute idée, est quelque chose dont on peut discuter, mais l'état synchronique du savoir reste toujours la somme des savoirs acquis - peu contestables - des savoirs acquis depuis peu - plus instables - et des prospectives que l'on peut dégager des deux premiers - qui ne sont alors justement que des prospectives. En général, toute encyclopédie digne de ce nom démarque assez bien les trois types, et le travail encyclopédique consiste justement, en grande partie, à bien distinguer ces trois états de la connaissance. Wikipédia ne distingue pas ces types de savoir, mais se contente le plus souvent de présenter des rubriques dont la teneur emprunte davantage à l'humeur et/ou à l'état des connaissances de l'auteur qu'au fonds communément reçu des connaissances relatives au thème de ladite rubrique. Au-delà des erreurs évidentes qu'on peut y apercevoir (j'ai, par exemple, déjà corrigé une ligne qui affirmait que Nietzsche était un continuateur de Kant, ce dernier ayant soi-disant été l'influence majeure de l'auteur de «La généalogie de la morale»…), c'est surtout les omissions qui font problème. Par exemple, mentionner, sans explications idoines, le seul Hegel à titre d'influence de Sartre, c'est non seulement faux, mais ça invite au plus-que-faux. Ici, l'absence de noms tels Bergson, Husserl ou Heidegger est une lacune bien plus importante que la question même de savoir dans quelle mesure Hegel a ou aurait pu influencer Sartre. Mais bon, et alors dira-t-on? C'est un «work in progress» après tout… Justement pas. Cette notion d'encyclopédie comme «projet» est une totale absurdité. Quelle est la «fin» de ce projet? À quel moment sera-t-il mené à bien? Jamais, bien entendu, puisque son essence «ouverte» implique que toute rubrique ne soit jamais qu'une ébauche, qu'un canevas, où tout un chacun peut venir modifier une phrase ou ajouter tel élément. C'est donc par définition que toutes les rubriques de Wikipédia ne sont que des «ébauches». La question qui se pose alors est la suivante: qui seront les lecteurs d'une encyclopédie condamnée à rester à l'état de projet? La réponse est simple, mais il fallait y penser…: ceux-là même qui y écrivent! Et quel avantage en tireront-ils? Sachant qu'ils ne peuvent vraiment se fier qu'à ce qu'ils ont écrit eux-mêmes (ce qui, espérons-le, ne les intéressera qu'à demi), ils doivent attendre… attendre quoi? La fin éternellement ajournée du projet? Ils savent (ou ils croient…) que ce qu'ils ont écrit à propos de tel sujet est valide, mais qu'en est-il de ce qu'ils lisent à propos de ce sujet auquel ils n'entendent rien? Le profit qu'ils trouvent à collaborer à une telle entreprise ne pouvant résider dans la réception éventuelle de ce qu'ils écrivent, parions qu'il se cache dans l'acte même d'écrire, de communiquer. L'«homme de bien», le quidam ordinaire qui cherche des informations sur un sujet donné ne peut se fier à l'«ébauche» que lui propose Wikipédia. Le spécialiste de Socrate ne peut pas davantage se fier à ce qu'un inconnu raconte à propos de la Révolution française, sujet auquel nous supposons qu'il ne connaisse rien. La seule relation auteur-lecteur qui soit justifiée ici est celle qui met en scène deux spécialistes d'un même sujet, c'est-à-dire deux individus capables de juger de la qualité de l'avancement du «projet». Le quidam qui n'y entend rien et lit Wikipédia justement pour y apprendre quelque chose se retrouve, au mieux, devant une sélection arbitraire d'éléments informatifs dont la synthèse ne peut manquer… de manquer au moins partiellement le sujet, et au pire devant un tissu de faussetés qui rappellent les célèbres «légendes urbaines» et qu'il s'empressera, quidam qu'il est, de répéter stupidement dans une soirée galante ou dans un travail scolaire… Soyons clair. Wikipédia est une entreprise qui n'amuse que ceux qui la font et qui n'a d'intérêt pour eux que dans la mesure où ils y trouvent une possibilité de communication qu'ils ont vraisemblablement du mal à trouver dans les voies habituelles de la publication dite savante. C'est la «production», la «réalisation» de cette «encyclopédie» qui constitue ici la fin de l'entreprise, et non sa «réception». Renversement fascinant, qui doit iniquement troubler d'Alembert et Diderot jusque dans leurs repos éternels. Wikipédia n'est qu'un gros «chat» qui roule des mécaniques et se pète les bretelles du savoir et de la connaissance. Cela n'est donc qu'un gag quelconque, qu'un autre jouet, parmi tous ceux qui émaillent nos vies devenues désormais trop «communicatives». Le véritable problème que cela représente se situerait plutôt au niveau de leurs pauvres gogos de lecteurs. Mais de nos jours, n'importe qui ayant le droit de dire n'importe quoi à propos de la Reine, du Peuple et des Légumes, qu'est-ce que cela peut bien foutre? Hmmm? Et puis, de toutes manières, qui dit que ce que l'on trouve de nos jours dans les «vrais» livres a plus de fondement? Re-hmmm? (Reproduction interdite sans le consentement explicite de l'auteur) |